Eureka (1848)
Traduction par Charles Baudelaire.
M. Lévy frères (p. i--).


EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
D’EDGAR POE
PAR RUFUS GRISWOLD


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Pendant près d’un an, M. Poe ne se manifeste que rarement au public ; mais il était peut-être plus actif qu’il n’avait été en aucun temps ; et, au commencement de 1848, il fit annoncer son intention de donner quelques lectures, dans le but de gagner une somme d’argent suffisante pour fonder ce fameux magazine mensuel qu’il rêvait depuis si longtemps. Sa première lecture, qui fut aussi la seule qu’il donna à cette époque, eut lieu à la Society Library, à New-York, le 9 février, et avait pour sujet la Cosmogonie Universelle ; elle fut écoutée par un auditoire éminemment intellectuel, et occupa environ deux heures et demie. C’était ce qu’il publia plus tard sous ce titre : Eureka, poëme en prose.

Il avait employé dans la composition de cet ouvrage ses plus subtiles et ses plus hautes facultés, dans leur plus parfait développement. Commençant par nier que les arcanes de l’univers puissent être explorés par la pure induction, mais armant son imagination des divers résultats de la science, il entra avec une hardiesse imperturbée, — quoique sans aucun autre guide que l’instinct divin, que ce sens de beauté où notre grand Edwards prétend retrouver l’épanouissement de toute vérité, — dans l’océan de la spéculation, et il y bâtit, avec les lois concordantes et leurs phénomènes, sa théorie de la Nature, comme sous l’influence d’une inspiration scientifique. Je n’entreprendrai pas la tâche difficile de condenser ici ses propositions. « La Loi, — dit-il, — que nous nommons Gravitation, existe en raison de ce que la Matière a été, à son origine, irradiée atomiquement, dans une sphère limitée d’espace, d’une Particule Propre, unique, individuelle, inconditionnelle, indépendante et absolue, selon le seul mode qui pouvait satisfaire à la fois aux deux conditions d’irradiation et de distribution généralement égales à travers la sphère, — c’est-à-dire par une force variant en proportion directe des carrés des distances comprises entre chacun des atomes irradiés et le centre spécial d’Irradiation. »

Poe était entièrement persuadé qu’il avait découvert le grand secret ; que les propositions d’Eureka étaient vraies ; il avait coutume de parler de ce sujet avec un enthousiasme sublime et électrisant, que n’ont pu oublier ceux qui étaient liés avec lui à l’époque de sa publication. Il sentait qu’un auteur, connu seulement par ses aventures dans la littérature légère, jetant le gant aux docteurs de la science, ne pouvait s’attendre à une complète équité, et qu’il n’avait d’espoir que dans des discussions présidées par la sagesse et la bonne foi. Comme il me rencontrait, il me dit : « Avez-vous lu Eureka ?  » Je lui répondis : « Pas encore ; tout à l’heure je jetais un coup d’œil sur le compte-rendu qu’en a fait Willis, qui pense que l’ouvrage ne contient pas plus de réalité que d’imagination, et je vois avec peine, — si la chose est vraie, — qu’il insinue qu’Eureka ressemble par le ton à ce ramas de prétendues et surannées hypothèses, à l’adresse des rêveurs novices, qui s’appelle les Vestiges de la Création ; et notre excellent et sage ami Bush, que vous reconnaîtrez sans doute, parmi tous les professeurs, pour l’esprit le plus habituellement équitable, pense que, bien que vous ayez en effet conjecturé avec beaucoup de sagacité, il ne serait cependant pas malaisé d’entraver par maintes difficultés la marche de votre doctrine. » — « Il n’est pas du tout généreux, — me répliqua Poe, — d’insinuer qu’il y a des difficultés et de ne pas expliquer de quelles difficultés il s’agit. Je réclame moi-même une vérification de toutes les propositions du livre. Je nie qu’il y ait une difficulté quelconque au-devant de laquelle je ne sois pas allé et que je n’aie surmontée. On me fait outrage par l’application du mot conjecturer. Rien n’a été gratuitement supposé par moi, et tout a été prouvé. »

Dans sa préface, il disait : « À ceux-là, si rares, qui m’aiment et que j’aime ; à ceux qui sentent plutôt qu’à ceux qui pensent ; aux rêveurs et à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules réalités, j’offre ce livre de Vérités, non pas seulement pour son caractère Véridique, mais à cause de la Beauté qui abonde dans sa Vérité, et qui confirme son caractère véridique. À ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d’art ; — disons : comme un Roman ; ou, si ma prétention n’est pas jugée trop haute, comme un Poëme. Ce que j’avance ici est vrai ; donc, cela ne peut pas mourir ; ou si, par quelque accident, cela se trouve, aujourd’hui, écrasé au point d’en mourir, cela ressuscitera dans la vie éternelle. »

Quand je lis Eureka, je ne puis m’empêcher de considérer cet ouvrage comme immensément supérieur aux Vestiges de la Création et comme révélant un bien autre génie ; et de même que j’admire le poëme (en exceptant toutefois cette malheureuse tentative de gouaillerie humouristique incluse dans ce que l’auteur nous donne comme une lettre trouvée dans une bouteille flottant sur le Mare tenebrarum), de même aussi j’y vois avec chagrin le panthéisme dominant, lequel, d’ailleurs, n’était pas nécessaire à son dessein principal. À quelques-unes des critiques faites sur le livre, il répondit en ces termes, dans une lettre adressée à M. C. F. Hoffman, alors éditeur du Literary World.

« Cher monsieur, dans votre numéro du 29 juillet, je trouve quelques commentaires sur Eureka, un livre récent de moi ; et je vous connais trop bien pour vous supposer un seul instant capable de me dénier le privilège d’une brève réponse. Je sens même que je pourrais à coup sûr réclamer de M. Hoffman le droit que possède tout auteur de répliquer à son critique ton pour ton, — c’est-à-dire de renvoyer à votre correspondant plaisanterie pour plaisanterie et raillerie pour raillerie ; mais, en premier lieu, je ne désire pas faire honte au Literary World, et, ensuite, je sens que si, dans le cas présent, je commençais à railler, je n’en finirais jamais. Lamartine blâme Voltaire pour l’usage que celui-ci fit souvent de la supercherie et de la calomnie dans ses attaques contre les prêtres ; mais nos jeunes étudiants en théologie ne semblent pas se douter que, quand ils entreprennent la défense ou ce qu’ils croient être la défense du christianisme, il y ait une sorte de péché dans certaines légèretés mondaines, comme celle, par exemple, qui consiste à altérer délibérément le texte d’un auteur, — pour ne rien dire ici de l’inconvenance moindre de rendre compte d’un livre sans l’avoir lu et sans avoir le plus léger soupçon des questions qui y sont agitées.

« Vous comprenez que c’est simplement aux falsifications de la critique en question que j’ai la prétention de répondre, les opinions de l’auteur ne pouvant avoir, en elles-mêmes, aucune importance pour moi, et n’en pouvant avoir, j’imagine, qu’une très-petite pour lui-même, — si toutefois il se connaît personnellement aussi bien que j’ai, moi, l’honneur de le connaître. La première altération est contenue dans cette phrase : « Cette lettre est une sanglante bouffonnerie contre les méthodes préconisées par Aristote et Bacon pour reconnaître la Vérité ; l’auteur les ridiculise et les méprise également, et il se lance, en proie à une sorte d’extase divagante, dans la glorification d’un troisième mode, le noble art de conjecturer. » Voici, en réalité, ce que j’ai dit : « Il n’existe pas de certitude absolue, pas plus dans la méthode d’Aristote que dans celle de Bacon ; donc, aucune des deux philosophies n’est si profonde qu’elle se l’imagine, et aucune n’a le droit de se moquer de ce procédé en apparence imaginatif qu’on appelle Intuition (par lequel procédé le grand Képler a trouvé ses fameuses lois), puisque l’Intuition n’est, en somme, que la conviction naissant d’inductions ou de déductions dont la marche a été assez mystérieuse pour échapper à notre conscience, se soustraire à notre raison, ou défier notre puissance d’expression. »

« La seconde altération est formulée en ces termes : « Le développement de l’électricité et la formation des étoiles et des soleils, lumineux et non lumineux, lunes et planètes, avec leurs anneaux, etc., est déduit, en presque complète accordance avec la théorie cosmogonique de Laplace, du principe proposé précédemment. » Or, l’étudiant en théologie veut évidemment ici frapper l’esprit du lecteur de cette idée, que ma théorie, si parfaite en soi qu’elle puisse être, ne contient rien de plus que celle de Laplace, sauf quelques modifications que lui, l’étudiant en théologie, considère comme insignifiantes. Je dirai simplement qu’aucun homme d’honneur ne peut m’accuser de la mauvaise foi dont on me suppose ici capable ; d’autant que, ayant d’abord marché, appuyé sur ma seule théorie, jusqu’au point où elle se rencontre, avec celle de Laplace, je reproduis alors complètement la théorie de Laplace, en exprimant ma ferme conviction qu’elle est absolument vraie en tous points. L’espace embrassé par le grand astronome français est à celui embrassé par ma théorie, comme une bulle est à l’océan sur lequel elle flotte, et il ne fait pas, lui, Laplace, la plus légère allusion au principe proposé précédemment, c’est-à-dire au principe de l’Unité pris comme source de tous les êtres, — le principe de la Gravitation n’étant que la Réaction de l’Acte Divin par lequel tous les êtres ont été irradiés de l’Unité. En somme, Laplace n’a pas même fait allusion à un seul des points de ma théorie.

« Je ne crois pas nécessaire de parler ici du savoir astronomique manifesté par l’étudiant en théologie dans ces seuls mots : « des étoiles et des soleils, » ni d’insinuer qu’il eût été plus grammatical de dire : « le développement et la formation sont… » au lieu de : « le développement et la formation est… »

« La troisième falsification se trouve dans une note au bas d’une page, où le critique dit : « Bien mieux encore, M. Poe prétend qu’il peut rendre compte de l’existence de tous les êtres organisés, y compris l’homme, simplement par les mêmes principes qui servent à expliquer l’origine et l’apparence actuelle des soleils et des mondes ; mais cette prétention doit être rejetée comme une pure et plate assertion, sans une parcelle d’évidence. C’est, en d’autres termes, ce que nous pouvons appeler une franche blague. » Ici la falsification gît dans une fausse application volontaire du mot principe. Je dis : volontaire, parce que, à la page 105, j’ai pris un soin particulier d’établir une distinction entre les principes proprement dits, Attraction et Répulsion, et ces sous-principes, purs résultats des premiers, qui régissent l’univers dans le détail. C’est à ces sous-principes, agissant sous l’influence spirituelle immédiate de la Divinité, que j’attribue, sans examen, tout ce dont, selon la très-leste assertion de l’étudiant en théologie, j’expliquerais l’existence par les principes qui expliquent la constitution des soleils, etc.

« Dans la troisième colonne de son article, le critique dit : « Il affirme que chaque âme est son propre Dieu, son propre Créateur. » Ce que j’affirme, c’est que chaque âme est, partiellement, son propre Dieu, son propre Créateur. » Un peu plus loin le critique dit : « Après toutes ces propositions contradictoires relatives à Dieu, nous lui rappellerions volontiers ce qu’il a établi lui-même à la page 43 : « Relativement à cette Divinité, considérée en elle-même, celui-là seul n’est pas un imbécile, celui-là seul n’est pas un impie, qui n’affirme absolument rien. » Un homme qui se déclare lui-même, d’une manière si décisive, coupable d’imbécillité et d’impiété, n’a pas droit à une plus longue réfutation. »

« Or, la phrase, comme je l’ai écrite, et comme je la trouve imprimée à cette même page invoquée par le critique, et qu’il devait avoir sous les yeux, pendant qu’il citait mes paroles, se présente ainsi : « Relativement à cette Divinité, considérée en elle-même, celui-là seul n’est pas un imbécile, etc…, qui n’affirme absolument rien. » Par l’emploi des italiques, comme le critique le sait parfaitement, j’ai l’intention de distinguer les deux possibilités, — celle d’une connaissance de Dieu par ses ouvrages et celle d’une connaissance de Dieu dans sa nature essentielle. La Divinité, en elle-même, est distinguée de la Divinité observée dans ses effets. Mais notre critique est possédé de zèle. De plus, comme il est théologien, il est honnête, candide. Il est de son devoir de pervertir le sens de ma phrase, en omettant mes italiques, — juste comme dans la phrase citée plus haut il considérait comme étant son devoir de chrétien de falsifier mon argument en supprimant le mot : partiellement, dont dépend toute la force et même toute l’intelligibilité de ma proposition.

« Si ces altérations (est-ce bien le mot dont il faut les nommer ?) étaient faites dans un but moins sérieux que de flétrir mon livre comme impie, et de me flétrir moi-même comme panthéiste, polythéiste, païen, ou Dieu sait quoi encore (et, en vérité, je ne m’en inquiète guère, pourvu que ce ne soit pas comme étudiant en théologie), j’aurais laissé passer cette déloyauté sans réclamations, par pur mépris pour la puérilité et la janoterie qui la caractérisent ; mais, dans le cas actuel, vous me pardonnerez, M. l’éditeur, d’avoir, contraint comme je l’étais, fait justice d’un critique qui, retranché dans sa courageuse anonymosité, profite de mon absence de cette ville pour me calomnier et me vilipender nominativement.


« edgar a. poe


« Fordham, 20 septembre 1848. »




À ceux-là, si rares, qui m’aiment et que j’aime ; — à ceux qui sentent plutôt qu’à ceux qui pensent ; — aux rêveurs et à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules réalités, — j’offre ce Livre de Vérités, non pas spécialement pour son caractère Véridique, mais à cause de la Beauté qui abonde dans sa Vérité, et qui confirme son caractère véridique. À ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d’Art ; — disons comme un Roman, ou, si ma prétention n’est pas jugée trop haute, comme un Poëme.

Ce que j’avance ici est vrai ; — donc cela ne peut pas mourir ; — ou, si par quelque accident cela se trouve, aujourd’hui, écrasé au point d’en mourir, cela ressuscitera dans la Vie Éternelle.

Néanmoins c’est simplement comme Poëme que je désire que cet ouvrage soit jugé, alors que je ne serai plus.


E. P.


EUREKA
OU
ESSAI SUR L’UNIVERS
MATÉRIEL ET SPIRITUEL

I

C’est avec une humilité non affectée, — c’est même avec un sentiment d’effroi, — que j’écris la phrase d’ouverture de cet ouvrage ; car de tous les sujets imaginables, celui que j’offre au lecteur est le plus solennel, le plus vaste, le plus difficile, le plus auguste.

Quels termes saurai-je trouver, suffisamment simples dans leur sublimité, — suffisamment sublimes dans leur simplicité, — pour la simple énonciation de mon thème ?

Je me suis imposé la tâche de parler de l’Univers Physique, Métaphysique et Mathématique, — Matériel et Spirituel : — de son Essence, de son Origine, de sa Création, de sa Condition présente et de sa Destinée. Je serai, de plus, assez hardi pour contredire les conclusions et conséquemment pour mettre en doute la sagacité des hommes les plus grands et les plus justement respectés.

Qu’il me soit permis, en commençant, d’annoncer, non pas le théorème que j’espère démontrer (car, quoi que puissent affirmer les mathématiciens, la chose qu’on appelle démonstration n’existe pas, en ce monde du moins), mais l’idée dominante que, dans le cours de cet ouvrage, je m’efforcerai sans cesse de suggérer.

Donc, ma proposition générale est celle-ci : Dans l’Unité Originelle de l’Être Premier est contenue la Cause Secondaire de Tous les Êtres, ainsi que le Germe de leur inévitable Destruction.

Pour élucider cette idée, je me propose d’embrasser l’Univers dans un seul coup d’œil, de telle sorte que l’esprit puisse en recevoir et en percevoir une impression condensée, comme d’un simple individu.

Celui qui du sommet de l’Etna promène à loisir ses yeux autour de lui, est principalement affecté par l’étendue et par la diversité du tableau. Ce ne serait qu’en pirouettant rapidement sur son talon qu’il pourrait se flatter de saisir le panorama dans sa sublime unité. Mais comme, sur le sommet de l’Etna, aucun homme ne s’est avisé de pirouetter sur son talon, aucun homme non plus n’a jamais absorbé dans son cerveau la parfaite unité de cette perspective, et conséquemment toutes les considérations qui peuvent être impliquées dans cette unité n’ont pas d’existence positive pour l’humanité.

Je ne connais pas un seul traité qui nous donne cette levée du plan de l’Univers (je me sers de ce terme dans son acception la plus large et la seule légitime) ; et c’est ici l’occasion de remarquer que par le mot Univers, toutes les fois qu’il sera employé dans cet essai sans qualificatif, j’entends désigner la quantité d’espace la plus vaste que l’esprit puisse concevoir, avec tous les êtres, spirituels et matériels, qu’il peut imaginer existant dans les limites de cet espace. Pour désigner ce qui est ordinairement impliqué dans l’expression univers, je me servirai d’une phrase qui en limite le sens : l’Univers astral. On verra par la suite pourquoi je considère cette distinction comme nécessaire.

Mais, même parmi les traités qui ont pour objet l’Univers des étoiles, réellement limité, bien qu’il soit toujours considéré comme illimité, je n’en connais pas un seul dans lequel un aperçu s’offre de telle façon que les déductions en soient garanties par l’individualité même de cet Univers limité. La tentative qui se rapproche le plus d’un pareil ouvrage a été faite dans le Cosmos d’Alexander von Humboldt. Il présente le sujet, toutefois, non dans son individualité, mais dans sa généralité. Son thème, en résultat final, c’est la loi de chaque partie de l’Univers purement physique, selon que cette loi est apparentée avec les lois de toute autre partie de cet Univers purement physique. Son dessein est simplement synérétique. En un mot, il analyse l’universalité des rapports matériels, et dévoile aux yeux de la Philosophie toutes les conséquences qui étaient restées, jusqu’à présent, cachées derrière cette universalité. Mais quelque admirable que soit la brièveté avec laquelle il a traité chaque point particulier de son sujet, la multiplicité de ces points suffit pour créer une masse de détails et, nécessairement, une complication d’idées qui exclut toute impression d’individualité.

Il me semble que, pour obtenir l’effet en question, ainsi que les conséquences, les conclusions, les suggestions, les spéculations, ou, pour mettre les choses au pire, les simples conjectures qui en peuvent résulter, nous aurions besoin d’opérer une espèce de pirouette mentale sur le talon. Il faut que tous les êtres exécutent autour du point de vue central une révolution assez rapide pour que les détails s’évanouissent absolument et que les objets même plus importants se fondent en un seul. Parmi les détails annihilés dans une contemplation de cette nature doivent se trouver toutes les matières exclusivement terrestres. La Terre ne pourrait être considérée que dans ses rapports planétaires. De ce point de vue, un homme devient l’humanité ; et l’humanité, un membre de la famille cosmique des Intelligences.


II


Et maintenant, avant d’entrer positivement dans notre sujet, qu’il me soit permis d’appeler l’attention du lecteur sur un ou deux extraits d’une lettre passablement curieuse, qu’on dit avoir été trouvée dans une bouteille bouchée, pendant qu’elle flottait sur le Mare Tenebrarum, — océan fort bien décrit par Ptolémée Héphestion, le géographe nubien, mais bien peu fréquenté dans les temps modernes, si ce n’est par les transcendantalistes et autres chercheurs d’idées creuses.

La date de cette lettre me cause, je l’avoue, encore plus de surprise que son contenu ; car elle semble avoir été écrite en l’an deux mil huit cent quarante-huit. Quant aux passages que je vais transcrire, je présume qu’ils parleront suffisamment par eux-mêmes :

« Savez-vous, mon cher ami, » dit l’écrivain, s’adressant évidemment à un de ses contemporains, « savez-vous qu’il n’y a guère plus de huit ou neuf cents ans que les métaphysiciens ont consenti pour la première fois à délivrer le peuple de cette étrange idée : qu’il n’existait que deux routes praticables conduisant à la Vérité ? Croyez cela, si vous le pouvez ! Il paraît cependant que dans un temps ancien, très-ancien, au fond de la nuit du temps, vivait un philosophe turc nommé Aries et surnommé Tottle. » (Peut-être bien l’auteur de la lettre veut-il dire Aristote ; les meilleurs noms, au bout de deux ou trois mille ans, sont déplorablement altérés.) « La réputation de ce grand homme reposait principalement sur l’autorité avec laquelle il démontrait que l’éternument était une prévoyance de la nature, au moyen de laquelle les penseurs trop profonds pouvaient chasser par le nez le superflu de leurs idées ; mais il obtint une célébrité presque aussi grande comme fondateur, ou tout au moins comme principal vulgarisateur de ce qu’on nommait philosophie déductive ou à priori. Il partait de ce qu’il affirmait être des axiomes, ou vérités évidentes par elles-mêmes ; — et ce fait, maintenant bien constaté qu’il n’y a pas de vérités évidentes par elles-mêmes n’infirme en aucune façon ses spéculations ; il suffisait pour son dessein que les vérités en question fussent, en quelque façon, évidentes. De ces axiomes il descendait, logiquement, aux conséquences. Ses plus célèbres disciples furent un certain Tuclide, géomètre » (il veut dire Euclide), « et un nommé Kant, un Allemand, inventeur de cette espèce de transcendantalisme qui aujourd’hui porte encore son nom, sauf la substitution du C au K[1].

« Or, Aries Tottle prospéra sans rival jusqu’à l’apparition d’un certain Hog[2], surnommé le berger d’Ettrick, qui prêcha un système entièrement différent, qu’il appelait méthode inductive ou à posteriori. Son plan se rapportait entièrement à la sensation. Il procédait par l’observation, analysant et classant des faits (instantiæ Naturæ, comme on les désignait assez pédantesquement), et les transformant en lois générales. En un mot, pendant que la méthode d’Aries reposait sur les noumena, celle de Hog dépendait des phainomena ; et l’admiration excitée par ce dernier système fut si grande que, dès sa première apparition, Aries tomba dans un discrédit général. À la fin cependant, il reconquit du terrain, et il lui fut permis de partager l’empire de la philosophie avec son moderne rival ; — les savants se contentant de proscrire tous autres compétiteurs, passes, présents et à venir, et mettant fin à toute controverse sur ce sujet par la promulgation d’une loi médique, en vertu de laquelle les routes Aristotélienne et Baconienne étaient, et de plein droit devaient être les seules voies possibles pour atteindre la connaissance. — Baconienne, il faut que vous sachiez cela, mon cher ami, — ajoute ici l’auteur de la lettre, — était un adjectif inventé comme équivalent à Hoguienne, et considéré en même temps comme plus noble et plus euphonique.

« Maintenant, je vous affirme très-positivement, — continue l’épître, — que je vous expose les choses d’une manière véridique ; et vous pouvez comprendre sans peine combien des restrictions aussi impudemment absurdes ont dû nuire, dans ces époques, au progrès de la véritable Science, laquelle ne fait ses plus importantes étapes que par bonds, et ne procède, comme nous le montre toute l’Histoire, que par une apparente intuition. Les idées anciennes condamnaient l’investigateur à se traîner ; et je n’ai pas besoin de vous faire observer que ce genre de marche, parmi les modes variés de locomotion, est certainement en lui-même très-estimable ; mais parce que la tortue a le pied sûr, est-ce une raison pour couper les ailes de l’aigle ? Pendant plusieurs siècles, l’engouement fut si grand, particulièrement pour Hog, qu’un empêchement invincible s’opposa à tout ce qui peut proprement s’appeler la pensée. Aucun homme n’osait proférer une vérité, s’il sentait qu’il ne la devait qu’à la seule puissance de son âme. Il importait fort peu que la vérité fût philosophiquement vraie ; car les philosophes dogmatiseurs de cette époque s’inquiétaient seulement de la route avouée qui avait été suivie pour y atteindre. Le résultat, pour eux, était un point sans aucun intérêt. « Les moyens ! — vociféraient-ils, — voyons les moyens ! » — et si, par l’examen desdits moyens, on découvrait qu’ils ne rentraient ni dans la catégorie Hog, ni dans la catégorie Aries (qui veut dire bélier), oh ! alors les savants ne voulaient pas aller plus loin, mais, traitant le penseur de fou et le stigmatisant du nom de théoricien, refusaient à tout jamais d’avoir affaire avec lui ou avec sa vérité.

« Or, mon cher ami, — continue l’auteur de la lettre, — il est inadmissible que par la méthode rampante, exclusivement pratiquée, les hommes eussent pu atteindre au maximum de vérité, même après une série indéfinie de temps ; car la répression de l’imagination était un vice que n’aurait même pas compensé l’absolue certitude de cette marche de colimaçon. Mais cette certitude était bien loin d’être absolue. L’erreur de nos ancêtres était tout à fait analogue à celle du faux sage qui croit qu’il verra un objet d’autant plus distinctement qu’il le tiendra plus près de ses yeux. Ainsi ils s’aveuglaient eux-mêmes avec l’impalpable et titillante poudre du détail, comme avec du tabac à priser ; et conséquemment les faits si vantés de ces braves Hoguiens n’étaient pas toujours des faits ; point qui ne tire son importance que de cette supposition, qui les faisait toujours accepter comme tels. Quoi qu’il en soit, l’infection principale du Baconianisme, sa plus déplorable source d’erreurs, consistait dans cette tendance à jeter le pouvoir et la considération entre les mains des hommes de pure perception, — animalcules de la science, savants microscopiques, — fouilleurs et colporteurs de petits faits, tirés pour la plupart des sciences physiques, faits qu’ils vendaient tous en détail et au même prix sur la voie publique ; leur valeur dépendant, à ce qu’il paraît, de ce simple fait que c’étaient des faits, et nullement de leur parenté ou de leur non-parenté avec le développement de ces faits primitifs, les seuls légitimes, qui s’appellent la Loi.

« Il n’exista jamais sur la face de la terre, — continue l’audacieuse lettre, — une plus intolérante, une plus intolérable classe de fanatiques et de tyrans que ces individus, élevés soudainement par la philosophie de Hog à un rang pour lequel ils n’étaient pas faits, transportés ainsi de la cuisine dans le salon de la Science, et de l’office dans la chaire. Leur crédo, leur texte, leur sermon consistaient en un seul mot : les faits ! Mais la plupart d’entre eux, de ce mot unique ne connaissaient même pas le sens. Quant à ceux qui s’avisaient de déranger leurs faits dans le but de les mettre en ordre et d’en tirer utilité, les disciples de Hog les traitaient sans merci. Tous les essais de généralisation étaient accueillis par les mots : « Théorique ! Théorie ! Théoricien ! » Toute pensée, en un mot, était ressentie par eux comme un outrage personnel. Cultivant les sciences naturelles, à l’exclusion de la métaphysique, des mathématiques et de la logique, beaucoup de ces philosophes, d’engeance baconienne, avec leur idée unique, leur parti pris unique et leur marche de boiteux, étaient plus misérablement impuissants, plus tristement ignorants, en face de tous les objets compréhensibles de connaissance, que le plus illettré des rustres qui, en avouant qu’il ne sait absolument rien, prouve qu’il sait au moins quelque chose.

« Nos ancêtres n’avaient pas plus qualité pour parler de certitude, quand ils suivaient, avec une confiance aveugle, la route à priori des axiomes, celle du Bélier. En des points innombrables, cette route n’était guère plus droite qu’une corne de bélier. La vérité pure est que les Aristotéliens élevaient leurs châteaux sur une base aussi peu solide que l’air ; car ces choses qu’on appelle axiomes n’ont jamais existé et ne peuvent pas exister. Il faut qu’ils aient été bien aveugles pour ne pas voir cela, ou du moins pour ne pas le soupçonner ; car, même de leur temps, plusieurs de leurs axiomes de vieille date avaient été abandonnés : Ex nihilo nihil fit, par exemple, et : Un être ne peut pas agir là où il n’est pas, et : Il ne peut pas exister d’antipodes, et : Les ténèbres ne peuvent pas venir de la lumière. Ces propositions et autres semblables, primitivement acceptées comme axiomes, ou vérités incontestables, étaient, même à l’époque dont je parle, considérées comme absolument insoutenables ; combien ces gens étaient donc absurdes de vouloir toujours s’appuyer sur une base, dite immuable, dont l’instabilité s’était si fréquemment manifestée !

« Mais, même par le témoignage qu’ils apportent contre eux-mêmes, il est aisé de convaincre ces raisonneurs à priori de l’énorme déraison, — il est aisé de leur montrer la futilité, l’impalpabilité générale de leurs axiomes. J’ai maintenant sous les yeux, » observez que c’est toujours la lettre qui parle, « j’ai maintenant sous les yeux un livre imprimé il y a environ mille ans. Pundit m’assure que c’est positivement le meilleur des ouvrages anciens traitant de la matière, qui est la Logique. L’auteur, qui fut très-estimé dans son temps, était un certain Miller ou Mill ; et l’histoire nous apprend, comme chose digne de mémoire, qu’il montait habituellement un cheval de manège auquel il donnait le nom de Jérémie Bentham ; — mais jetons un coup d’œil sur le livre.

« Ah ! voilà : La faculté de comprendre ou l’impossibilité de comprendre, dit fort judicieusement M. Mill, ne peut, dans aucun cas, être considérée comme un critérium de Vérité axiomatique. Or, que ceci soit une vérité banale, aucun homme, jouissant de son bon sens, ne sera tenté de le nier. Ne pas admettre la proposition équivaudrait à porter une accusation d’inconstance contre la Vérité elle-même, dont le nom seul est synonyme d’immutabilité. Si l’aptitude à comprendre était prise pour critérium de la Vérité, ce qui est vérité pour David Hume serait très-rarement vérité pour Joe ; et sur la terre il serait facile de démontrer la fausseté des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de ce qui est certitude dans le ciel. La proposition de M. Mill est donc appuyée. Je n’accorde pas que ce soit un axiome, et cela simplement parce que je suis en train de montrer qu’il n’existe pas d’axiomes ; mais, usant d’une distinction subtile qui ne pourrait pas être contestée par M. Mill lui-même, je suis prêt à reconnaître que, si jamais axiome exista, la proposition que je cite a tous les droits d’être considérée comme telle, — qu’il n’y a pas d’axiome plus absolu — et, conséquemment, que toute proposition ultérieure qui entrera en conflit avec celle-là, primitivement émise, doit être une fausseté, c’est-à-dire le contraire d’un axiome, ou, s’il faut l’admettre comme axiomatique, devra du même coup s’annihiler elle-même et détruire sa devancière.

« Et maintenant, par la logique même de l’auteur de la proposition, cherchons à vérifier n’importe quel axiome proposé. Faisons beau jeu à M. Mill. Nous dédaignons un résultat trop facile et trop vulgaire. Nous ne choisirons pas pour notre vérification un axiome banal, un axiome de cette classe qu’il définit, avec une autorité et un sans-gêne absurdes, classe secondaire d’axiomes, comme si une vérité définie positive pouvait être diminuée et devenir, à volonté, plus ou moins positive ; nous ne choisirons pas, dis-je, un axiome d’une certitude passablement contestable, comme on en peut trouver dans Euclide. Nous ne parlerons pas, par exemple, de propositions comme celle-ci : Deux lignes droites ne peuvent pas limiter un espace, — ou celle-ci : Le tout est plus grand qu’une de ses parties quelconque. Nous donnerons à notre logicien tous les avantages. Nous irons tout droit à une proposition qu’il regarde comme l’apogée de la certitude, comme la quintessence de l’irrécusable axiomatique. La voici : « Deux contradictoires ne peuvent être vraies à la fois, c’est-à-dire ne peuvent coexister dans la nature. » — M. Mill veut dire ici, pour prendre un exemple, — et je choisis l’exemple le plus vigoureux et le plus intelligible, — qu’un arbre doit être un arbre ou ne pas l’être ; qu’il ne peut pas, en même temps, être un arbre et ne pas l’être ; — cela est parfaitement raisonnable en soi et remplit fort bien les conditions d’un axiome, tant que nous ne le confronterons pas avec l’axiome proclamé antérieurement ; en d’autres termes, termes dont nous nous sommes déjà servis, tant que nous ne le vérifierons pas par la logique même de l’auteur de la proposition. Il faut qu’un arbre, affirme M. Mill, soit ou ne soit pas un arbre. Fort bien ; et maintenant qu’il me soit permis de lui demander pourquoi. À cette petite question il n’a qu’une réponse à faire ; je défie tout homme vivant d’en inventer une autre. Cette seule réponse possible, c’est : Parce que nous sentons qu’il est impossible de comprendre qu’un arbre puisse être autre chose qu’un arbre ou un non-arbre. Voilà donc, je le répète, la seule réponse de M. Mill ; il ne prétendra pas en inventer une autre ; et cependant, d’après sa propre démonstration, sa réponse évidemment n’est pas une réponse ; car ne nous a-t-il pas déjà sommés d’admettre, comme un axiome, que la possibilité ou l’impossibilité de comprendre ne doit, en aucun cas, être considérée comme critérium de vérité axiomatique ? Ainsi son argumentation tout entière fait naufrage. Qu’on ne prétende pas qu’une exception à la règle générale puisse avoir lieu dans des cas où l’impossibilité de comprendre est aussi manifeste qu’en celui-ci, où nous sommes invités à concevoir un arbre qui soit et ne soit pas un arbre. Qu’on n’essaye pas, dis-je, d’avancer une pareille stupidité ; car, d’abord, il n’y a pas de degrés dans l’impossibilité, et, une conception impossible ne peut pas être plus particulièrement impossible que toute autre conception impossible ; ensuite, M. Mill lui-même, sans doute après mûre délibération, a, très-distinctement et très-rationnellement, exclu toute opportunité d’exception par l’énergie de sa proposition, à savoir que, dans aucun cas, la possibilité ou l’impossibilité de comprendre ne doit être prise comme critérium de vérité axiomatique ; troisièmement, même en supposant quelques exceptions admissibles, il resterait à montrer comment ce peut être ici le cas d’en admettre une. Qu’un arbre puisse être et n’être pas un arbre, c’est là une idée que les anges ou les démons pourraient peut-être concevoir ; mais sur la terre il n’y a que les habitants de Bedlam ou les transcendantalistes qui réussissent à la comprendre.

« Or, si je cherche querelle à ces anciens, — continue l’auteur de la lettre, — ce n’est pas tant à cause de l’inconsistance et de la frivolité de leur logique, qui, pour parler net, était sans fondement, sans valeur et absolument fantastique, qu’à cause de cette tyrannique et orgueilleuse interdiction de toutes les routes qui peuvent conduire à la Vérité, toutes, excepté les deux étroites et tordues, celle où il faut se traîner et celle où il faut ramper, dans lesquelles leur ignorante perversité avait osé confiner l’Âme, — l’Âme qui n’aime rien tant que planer dans ces régions de l’illimitable intuition où ce qu’on appelle une route est chose absolument inconnue.

« Par parenthèse, mon cher ami, ne voyez-vous pas une preuve de la servitude spirituelle imposée à ces pauvres fanatiques par leurs Hogs et leurs Rams[3], dans ce fait qu’aucun d’eux n’a jamais, — en dépit de l’éternel radotage de leurs savants sur les routes qui conduisent à la Vérité, — découvert, même par accident, ce qui nous apparaît maintenant comme la plus large, la plus droite et la plus commode de toutes les routes, la grande avenue, la majestueuse route royale de la Consistance ? N’est-il pas surprenant qu’ils n’aient pas su tirer des ouvrages de Dieu cette considération d’une importance vitale, qu’une parfaite consistance ne peut être qu’une vérité absolue ? Combien, depuis l’avénement de cette proposition, notre progrès fut facile, combien il fut rapide ! Grâce à elle, la fonction de la recherche a été arrachée à ces taupes, et confiée, comme un devoir plutôt que comme une tâche, aux vrais, aux seuls vrais penseurs, aux hommes d’une éducation générale et d’une imagination ardente. Ces derniers, nos Kepler et nos Laplace, s’adonnent à la spéculation et à la théorie ; c’est le mot ; vous imaginez-vous avec quelle risée ce mot serait accueilli par nos ancêtres s’ils pouvaient, par-dessus mon épaule, regarder ce que j’écris ? Les Kepler, je le répète, pensent spéculativement et théoriquement ; et leurs théories sont simplement corrigées, tamisées, clarifiées, débarrassées peu à peu de toutes les pailles et matières étrangères qui nuisent à leur cohésion, jusqu’à ce qu’enfin apparaisse, dans sa solidité et sa pureté, la parfaite consistance, consistance que les plus stupides sont forcés d’admettre, parce qu’elle est la consistance, c’est-à-dire une absolue et incontestable vérité.

« J’ai souvent pensé, mon ami, que c’eût été chose bien embarrassante pour ces dogmatiseurs des siècles passés de déterminer par laquelle de leurs deux fameuses routes le cryptographe arrive à la solution des chiffres les plus compliqués, ou par laquelle Champollion a conduit l’humanité vers ces importantes et innombrables vérités qui sont restées enfouies pendant tant de siècles dans les hiéroglyphes phonétiques de l’Égypte. Ces fanatiques n’auraient-ils pas eu surtout quelque peine à déterminer par laquelle de leurs deux routes avait été atteinte la plus importante et la plus sublime de toutes leurs vérités, c’est-à-dire le fait de la gravitation ? Cette vérité, Newton l’avait tirée des lois de Kepler. Ces lois dont l’étude découvrit au plus grand des astronomes anglais ce principe qui est la base de tout principe physique actuellement existant, et au delà duquel nous entrons tout de suite dans le royaume ténébreux de la métaphysique, Kepler reconnaissait qu’il les avait devinées. Oui ! ces lois vitales, Kepler les a devinées ; disons même qu’il les a imaginées. S’il avait été prié d’indiquer par quelle voie, d’induction ou de déduction, il était parvenu à cette découverte, il aurait pu répondre : « Je ne sais rien de vos routes, mais je connais la machine de l’Univers. Telle elle est. Je m’en suis emparé avec mon âme ; je l’ai obtenue par la simple force de l’intuition. » Hélas ! pauvre vieil ignorant ! Quelque métaphysicien lui aurait peut-être répondu que ce qu’il appelait intuition n’était que la certitude résultant de déductions ou d’inductions dont le développement avait été assez obscur pour échapper à sa conscience, pour se soustraire aux yeux de sa raison ou pour défier sa puissance d’expression. Quel malheur que quelque professeur de philosophie ne l’ait pas éclairé sur toutes ces choses ! Comme cela l’eût réconforté sur son lit de mort, d’apprendre que, loin d’avoir marché intuitivement et scandaleusement, il avait, en réalité, cheminé suivant la méthode honnête et légitime, c’est-à-dire à la manière du Hog, ou au moins à la manière du Ram, vers le mystérieux palais où gisent, confinés, étincelants dans l’ombre, non gardés, purs encore de tout regard mortel, vierges de tout attouchement humain, les impérissables et inappréciables secrets de l’Univers !

« Oui, Kepler était essentiellement théoricien ; mais ce titre, qui comporte aujourd’hui quelque chose de sacré, était dans ces temps anciens une épithète d’un suprême mépris. C’est aujourd’hui seulement que les hommes commencent à apprécier le vieux homme divin, à sympathiser avec l’inspiration poétique et prophétique de ses indestructibles paroles. Pour ma part, — continue le correspondant inconnu, — il me suffit d’y penser pour que je brûle d’un feu sacré, et je sens que je ne serai jamais fatigué de les entendre répéter ; en terminant cette lettre, permettez-moi de jouir du plaisir de les transcrire une fois encore :

« Il m’importe peu que mon ouvrage soit lu maintenant ou par la postérité. Je puis bien attendre un siècle pour trouver quelques lecteurs, puisque Dieu lui-même a attendu un observateur six mille ans. Je triomphe ! J’ai volé le secret d’or des Égyptiens ! Je veux m’abandonner à mon ivresse sacrée !»

Je termine ici mes citations de cette épître si étrange et même passablement impertinente ; peut-être y aurait-il folie à commenter d’une façon quelconque les imaginations chimériques, pour ne pas dire révolutionnaires, de son auteur, quel qu’il puisse être, — imaginations qui contredisent si radicalement les opinions les plus considérées et les mieux établies de ce siècle. Retournons donc à notre thèse légitime : l’Univers.


III


Cette thèse admet deux modes de discussion entre lesquels nous avons à choisir. Nous pouvons monter ou descendre. Prenant pour point de départ notre point de vue, c’est-à-dire la Terre où nous sommes, nous pouvons de là nous diriger vers les autres planètes de notre système, de là vers le Soleil, de là vers notre système considéré collectivement ; de là enfin nous pouvons nous élancer vers d’autres systèmes, indéfiniment et de plus en plus au large. Ou bien, commençant par un point distant, aussi défini que nous le pouvons concevoir, nous descendrons graduellement vers l’habitation de l’Homme. Dans les essais ordinaires sur l’Astronomie, la première de ces méthodes est, sauf quelques réserves, généralement adoptée, et cela pour cette raison évidente que les faits et les causes astronomiques étant l’unique but de ces recherches, ce but est infiniment plus facile à atteindre en s’avançant graduellement du connu, qui est auprès de nous, vers le point où toute certitude se perd dans l’éloignement. Toutefois, pour mon dessein actuel, qui est de donner à l’esprit le moyen de saisir, comme de loin et d’un seul coup d’œil, une conception de l’Univers considéré comme individu, il est clair que descendre du grand vers le petit, du centre, si nous pouvons établir un centre, vers les extrémités, du commencement, si nous pouvons concevoir un commencement, vers la fin, serait la marche préférable, si ce n’était la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, de présenter ainsi aux personnes qui ne sont pas astronomes un tableau intelligible relativement à tout ce qui est impliqué dans l’idée quantité, c’est-à-dire relativement au nombre, à la grandeur et à la distance.

Or, la clarté, l’intelligibilité est, à tous égards, un des caractères essentiels de mon plan général. Il est des points importants sur lesquels il vaut mieux se montrer trop prolixe que même légèrement obscur. Mais la qualité abstruse n’est pas une qualité qui, par elle-même, appartienne à aucun sujet. Toutes choses sont également faciles à comprendre pour celui qui s’en approche à pas convenablement gradués. Si le calcul différentiel n’est pas une chose absolument aussi simple qu’un sonnet de M. Solomon Seesaw, c’est uniquement parce que dans cette route ardue quelque marchepied ou quelque échelon a été, çà et là, étourdiment oublié.

Donc, pour détruire toute chance de malentendu, je juge convenable de procéder comme si les faits les plus évidents de l’Astronomie étaient inconnus au lecteur. En combinant les deux modes de discussion que j’ai indiqués, je pourrai profiter des avantages particuliers de chacun d’eux, spécialement de la réitération en détail qui sera la conséquence inévitable du plan. Je commence par descendre, et je réserve pour mon retour ascensionnel ces considérations indispensables de quantité dont j’ai déjà fait mention.

Commençons donc tout de suite par le mot le plus simple, l’Infini. Le mot infini, comme les mots Dieu, esprit et quelques autres expressions, dont les équivalents existent dans toutes les langues, est, non pas l’expression d’une idée, mais l’expression d’un effort vers une idée. Il représente une tentative possible vers une conception impossible. L’homme avait besoin d’un terme pour marquer la direction de cet effort, le nuage derrière lequel est situé, à jamais invisible, l’objet de cet effort. Un mot enfin était nécessaire, au moyen duquel un être humain pût se mettre tout d’abord en rapport avec un autre être humain et avec une certaine tendance de l’intelligence humaine. De cette nécessité est résulté le mot Infini, qui ne représente ainsi que la pensée d’une pensée.

Relativement à cet infini dont nous nous occupons actuellement, l’infini de l’espace, nous avons entendu dire souvent que « si l’esprit admettait cette idée, acquiesçait à cette idée, la voulait concevoir, c’était surtout à cause de la difficulté encore plus grande qui s’oppose à la conception d’une limite quelconque. » Mais ceci est simplement une de ces phrases par lesquelles les penseurs, même profonds, prennent plaisir, depuis un temps immémorial, à se tromper eux-mêmes. C’est dans le mot difficulté que se cache l’argutie. L’esprit, nous dit-on, accepte l’idée d’un espace illimité à cause de la difficulté plus grande qu’il trouve à concevoir celle d’un espace limité. Or, si la proposition était posée loyalement, l’absurdité en deviendrait immédiatement évidente. Pour parler net, dans le cas en question, il n’y a pas simplement difficulté. L’assertion proposée, si elle était présentée sous des termes conformes à l’intention, et sans sophistiquerie, serait exprimée ainsi : « L’esprit admet l’idée d’un espace illimité à cause de l’impossibilité plus grande de concevoir celle d’un espace limité. »

On voit au premier coup d’œil qu’il n’est pas ici question d’établir un parallèle entre deux crédibilités, entre deux arguments, sur la validité respective desquels la raison est appelée à décider ; il s’agit de deux conceptions, directement contradictoires, toutes deux d’une impossibilité avouée, dont l’une, nous dit-on, peut cependant être acceptée par l’intelligence, en raison de la plus grande impossibilité qui empêche d’accepter la seconde. L’alternative n’est pas entre deux difficultés ; on suppose simplement que nous choisissons entre deux impossibilités. Or, la première admet des degrés ; mais la seconde n’en admet aucun ; c’est justement le cas suggéré par l’auteur de l’impertinente épître que nous avons citée. Une tâche est plus ou moins difficile ; mais elle ne peut être que possible ou impossible ; il n’y a pas de milieu. Il serait peut-être plus difficile de renverser la chaîne des Andes qu’une fourmilière ; mais il est tout aussi impossible d’anéantir la matière de l’une que la matière de l’autre. Un homme peut sauter dix pieds moins difficilement que vingt : mais il tombe sous le sens que pour lui l’impossibilité de sauter jusqu’à la Lune n’est pas moindre que de sauter jusqu’à l’étoile du Chien.

Puisque tout ceci est irréfutable, puisque le choix permis à l’esprit ne peut avoir lieu qu’entre deux conceptions impossibles, puisqu’une impossibilité ne peut pas être plus grande qu’une autre, et ne peut conséquemment lui être préférée, les philosophes qui non-seulement affirment, en se basant sur le raisonnement précité, l’idée humaine de l’infini, mais aussi, en se basant sur cette idée hypothétique, l’Infini lui-même, s’engagent évidemment à prouver qu’une chose impossible devient possible quand on peut montrer qu’une autre chose, elle aussi, est impossible. Ceci, dira-t-on, est un non-sens ; peut-être bien ; je crois vraiment que c’est un parfait non-sens, mais je n’ai nullement la prétention de le réclamer comme étant de mon fait.

Toutefois, la méthode la plus prompte pour montrer la fausseté de l’argument philosophique en question est simplement de considérer un fait qui jusqu’à présent a été négligé, à savoir que l’argument énoncé contient à la fois sa preuve et sa négation. « L’esprit, disent les théologiens et autres, est induit à admettre une cause première par la difficulté plus grande qu’il éprouve à concevoir une série infinie de causes. » L’argutie gît, comme précédemment, dans le mot difficulté ; mais ici à quelle fin est employé ce mot ? À soutenir l’idée de Cause Première. Et qu’est-ce qu’une Cause Première ? C’est une limite extrême de toutes les causes. Et qu’est-ce qu’une limite extrême de toutes les causes ? C’est le Fini. Ainsi, la même argutie, dans les deux cas, est employée, — par combien de philosophes, Dieu le sait ! — pour soutenir tantôt le Fini et tantôt l’Infini ; ne pourrait-elle pas être utilisée pour soutenir encore quelque autre chose ? Quant aux arguties, elles sont généralement, de leur nature, insoutenables ; mais, en les jetant de côté, constatons que ce qu’elles prouvent dans un cas est identique à ce qu’elles démontrent dans un autre, c’est-à-dire à rien.

Personne, évidemment, ne supposera que je lutte ici pour établir l’absolue impossibilité de ce que nous essayons de faire entendre par le mot Infini. Mon but est seulement de montrer quelle folie c’est de vouloir prouver l’Infini, ou même notre conception de l’Infini, par un raisonnement aussi maladroit que celui qui est généralement employé.

Néanmoins il m’est permis, en tant qu’individu, de dire que je ne puis pas concevoir l’Infini, et que je suis convaincu qu’aucun être humain ne le peut davantage. Un esprit, qui n’a pas une entière conscience de lui-même, qui n’est pas habitué à faire une analyse intérieure de ses propres opérations, pourra, il est vrai, devenir souvent sa propre dupe et croire qu’il a conçu l’idée dont je parle. Dans nos efforts pour la concevoir, nous procédons pas à pas ; nous imaginons toujours un degré derrière un degré ; et aussi longtemps que nous continuons l’effort, on peut dire avec raison que nous tendons vers la conception de l’idée en vue ; mais la force de l’impression que nous parvenons, ou que nous sommes parvenus à créer, est en raison de la période de temps durant lequel nous maintenons cet effort intellectuel. Or, c’est par le fait de l’interruption de l’effort, — c’est en parachevant (nous le croyons du moins) l’idée postulée, — c’est en donnant, comme nous nous le figurons, la touche finale à la conception, — que nous anéantissons d’un seul coup toute cette fabrique de notre imagination ; — bref, il faut que nous nous reposions sur quelque point suprême et conséquemment défini. Toutefois, si nous n’apercevons pas ce fait, c’est en raison de l’absolue coïncidence entre cette pause définitive et la cessation de notre pensée. En essayant, d’autre part, de former en nous l’idée d’un espace limité, nous inversons simplement le procédé, impliquant toujours la même impossibilité.

Nous croyons à un Dieu. Nous pouvons ou nous ne pouvons pas croire à un espace fini ou infini ; mais noire croyance, en de pareils cas, est plus proprement appelée foi, et elle est une chose tout à fait distincte de cette croyance particulière, de cette croyance intellectuelle, qui présuppose une conception mentale.

Le fait est que, sur la simple énonciation d’un de ces termes à la classe desquels appartient le mot Infini, classe qui représente des pensées de pensées, celui qui a le droit de se dire un peu penseur se sent appelé, non pas à former une conception, mais simplement à diriger sa vision mentale vers un point donné du firmament intellectuel, vers une nébuleuse qui ne sera jamais résolue. Il ne fait, pour la résoudre, aucun effort ; car avec un instinct rapide il comprend, non pas seulement l’impossibilité, mais, en ce qui concerne l’intérêt humain, le caractère essentiellement étranger de cette solution. Il comprend que la Divinité n’a pas marqué ce mystère pour être résolu. Il voit tout de suite que cette solution est située hors du cerveau de l’homme, et même comment, si ce n’est exactement pourquoi, elle gît hors de lui. Il y a des gens, je le sais, qui, s’employant en vains efforts pour atteindre l’impossible, acquièrent aisément, grâce à leur seul jargon, une sorte de réputation de profondeur parmi leurs complices les pseudo-penseurs, pour qui obscurité et profondeur sont synonymes. Mais la plus belle qualité de la pensée est d’avoir conscience d’elle-même, et l’on peut dire, sans faire une métaphore paradoxale, qu’il n’y a pas de brouillard d’esprit plus épais que celui qui, s’étendant jusqu’aux limites du domaine intellectuel, dérobe ces frontières elles-mêmes à la vue de l’intelligence.

Maintenant on comprendra que, quand je me sers de ce terme, l’Infini de l’Espace, je ne veux pas contraindre le lecteur à former la conception impossible d’un infini absolu. Je prétends simplement faire entendre la plus grande étendue concevable d’espace, — domaine ténébreux et élastique, tantôt se rétrécissant, tantôt s’agrandissant, selon la force irrégulière de l’imagination.

Jusqu’à présent, l’Univers sidéral a été considéré comme coïncidant avec l’Univers proprement dit, tel que je l’ai défini au commencement de ce discours. On a toujours, directement ou indirectement, admis, — au moins depuis la première aube de l’Astronomie intelligible, — que, s’il nous était possible d’atteindre un point donné quelconque de l’espace, nous trouverions toujours, de tous côtés, autour de nous, une interminable succession d’étoiles. C’était l’idée insoutenable de Pascal, quand il faisait l’effort, le plus heureux peut-être qui ait jamais été fait, pour périphraser la conception que nous essayons d’exprimer par le mot Univers. « C’est une sphère, dit-il, dont le centre est partout, et la circonférence nulle part. » Mais, bien que cette intention de définition ne définisse pas du tout, en fait, l’Univers sidéral, nous pouvons l’accepter, avec quelque réserve mentale, comme une définition (suffisamment rigoureuse pour l’utilité pratique) de l’Univers proprement dit, c’est-à-dire de l’Univers considéré comme espace. Ce dernier, prenons-le donc pour une sphère dont le centre est partout, et la circonférence nulle part. Dans le fait, s’il nous est impossible de nous figurer une fin de l’espace, nous n’éprouvons aucune difficulté à imaginer un commencement quelconque parmi une série infinie de commencements.


IV


Comme point de départ, adoptons donc la Divinité. Relativement à cette Divinité, considérée en elle-même, celui-là seul n’est pas un imbécile, celui-là seul n’est pas un impie, qui n’affirme absolument rien. « Nous ne connaissons rien, dit le baron de Bielfeld, nous ne connaissons rien de la nature ou de l’essence de Dieu ; — pour savoir ce qu’il est, il faut être Dieu même. »

« Il faut être Dieu même ! » Malgré cette phrase effrayante, vibrant encore dans mon oreille, j’ose toutefois demander si notre ignorance actuelle de la Divinité est une ignorance à laquelle l’âme est éternellement condamnée.

Enfin, contentons-nous aujourd’hui de supposer que c’est Lui, — Lui, l’Incompréhensible (pour le présent du moins), — Lui, que nous considérerons comme Esprit, c’est-à-dire comme non-Matière (distinction qui, pour tout ce que nous voulons atteindre, suppléera parfaitement à une définition), — Lui, existant comme Esprit, qui nous a créés, ou faits de Rien, par la force de sa Volonté, — dans un certain point de l’Espace que nous prendrons comme centre, à une certaine époque dont nous n’avons pas la prétention de nous enquérir, mais en tout cas immensément éloignée ; — supposons, dis-je, que c’est lui qui nous a faits, — mais faits… quoi ? Ceci est, dans nos considérations, un point d’une importance vitale. Qu’étions-nous, que pouvons-nous supposer légitimement avoir été, quand nous fûmes créés, nous, univers, primitivement et individuellement ?.

Nous sommes arrivés à un point où l’Intuition seule peut venir à notre aide. Mais qu’il me soit permis de rappeler l’idée que j’ai déjà suggérée comme la seule qui puisse convenablement définir l’intuition. Elle n’est que la conviction naissant de certaines inductions ou déductions dont la marche a été assez secrète pour échapper à notre conscience, éluder notre raison, ou défier notre puissance d’expression. Ceci étant entendu, j’affirme qu’une intuition absolument irrésistible, quoique indéfinissable, me pousse à conclure que Dieu a originairement créé, — que cette Matière qu’il a, par la force de sa Volonté, tirée de son Esprit, ou de Rien, ne peut avoir été autre chose que la Matière dans son état le plus pur, le plus parfait, de… de quoi ? — de Simplicité.

Ce sera là la seule supposition absolue dans mon discours. Je me sers du mot supposition dans son sens ordinaire ; cependant je maintiens que ma proposition primordiale, ainsi formulée, est loin, bien loin d’être une pure supposition. Rien n’a été, en effet, plus régulièrement, plus rigoureusement déduit ; — aucune conclusion humaine n’a été, en effet, plus régulièrement, plus rigoureusement déduite ;mais, hélas ! le procédé de cette déduction échappe à l’analyse humaine ; — en tout cas, il se dérobe à la puissance expressive de toute langue humaine.

Efforçons-nous maintenant de concevoir ce qu’a pu et ce qu’a dû être la Matière dans sa condition absolue de simplicité. Ici, la Raison vole d’un seul coup vers l’Imparticularité, — vers une particule, — une particule unique, — une particule une dans son espèce, — une dans son caractère, — une dans sa nature, — une par son volume, — une par sa forme, — une particule qui soit particule à tous égards, donc, une particule amorphe et idéale, — particule absolument unique, individuelle, non divisée, mais non pas indivisible, simplement parce que Celui qui la créa par la force de sa Volonté peut très-naturellement la diviser par un exercice infiniment moins énergique de la même Volonté.

Donc, l’Unité est tout ce que j’affirme de la Matière originairement créée ; mais je me propose de démontrer que cette Unité est un principe largement suffisant pour expliquer la constitution, les phénomènes actuels et l’anéantissement absolument inévitable au moins de l’Univers matériel.

Le Vouloir spontané, ayant pris corps dans la particule primordiale, a complété l’acte, ou, plus proprement, la conception de la Création. Nous nous dirigerons maintenant vers le but final pour lequel nous supposons que cette particule a été créée ; — quand je dis but final, je veux dire tout ce que nos considérations jusqu’ici nous permettent d’en saisir, — à savoir, la constitution de l’Univers tirée de cette Particule unique.

Cette constitution s’est effectuée par la transformation forcée de l’Unité, originelle et normale, en Pluralité, condition anormale. Une action de cette nature implique réaction. Une diffusion de l’Unité n’a lieu que conditionnellement, c’est-à-dire qu’elle implique une tendance au retour vers l’Unité, — tendance indestructible jusqu’à parfaite satisfaction. Mais je m’étendrai par la suite plus amplement sur ce sujet.

La supposition de l’Unité absolue dans la Particule primordiale renferme celle de la divisibilité infinie. Concevons donc simplement la Particule comme non absolument épuisée par sa diffusion à travers l’Espace. De cette Particule considérée comme centre, supposons, irradié sphériquement, dans toutes les directions, à des distances non mesurables, mais cependant définies, dans l’espace vide jusqu’alors, un certain nombre innombrable, quoique limité, d’atomes inconcevablement mais non infiniment petits.

Or, de ces atomes, ainsi éparpillés ou à l’état de diffusion, que nous est-il permis, non pas de supposer, mais de conclure, en considérant la source d’où ils émanent et le but apparent de leur diffusion ? L’Unité étant leur source, et la différence d’avec l’Unité le caractère du but manifesté par leur diffusion, nous avons tout droit de supposer que ce caractère persiste généralement dans toute l’étendue du plan et forme une partie du plan lui-même ; — c’est-à-dire que nous avons tout droit de concevoir des différences continues, sur tous les points, d’avec l’unité et la simplicité du point originel. Mais, pour ces raisons, sommes-nous autorisés à imaginer les atomes comme hétérogènes, dissemblables, inégaux et inégalement distants ? Pour parler plus explicitement, devons-nous croire qu’il n’y a pas eu, au moment de leur diffusion, deux atomes de même nature, de même forme ou de même grosseur ? et que, leur diffusion étant opérée à travers l’Espace, ils doivent être tous, sans exception, inégalement distants l’un de l’autre ? Un pareil arrangement, dans de telles conditions, nous permet de concevoir aisément, immédiatement, le procédé d’opération le plus exécutable pour un dessein tel que celui dont j’ai parlé, — le dessein de tirer la variété de l’unité, — la diversité de la similarité, — l’hétérogénéité de l’homogénéité, — la complexité de la simplicité, — en un mot, la plus grande multiplicité possible de rapports de l’Unité expressément absolue. Incontestablement nous aurions le droit de supposer tout ce que j’ai dit, si nous n’étions pas arrêtés par deux réflexions ; — la première, c’est que la superfluité et la surérogation ne sont jamais admissibles dans l’Action Divine ; et la seconde, c’est que le but poursuivi apparaît comme tout aussi facile à atteindre quand quelques-unes des conditions requises sont obtenues dans le principe, que quand toutes existent visiblement et immédiatement. Je veux dire que celles-ci sont contenues dans les autres, ou qu’elles en sont une conséquence si instantanée, que la distinction devient inappréciable. La différence de grosseur, par exemple, sera tout de suite créée par la tendance d’un atome vers un second atome, de préférence à un troisième, en raison d’une inégalité particulière de distance ; inégalité particulière de distance entre des centres de quantité, dans des atomes voisins de différente forme, — phénomène qui ne contredit en rien la distribution généralement égale des atomes. La différence d’espèce, nous la concevons aussi très-aisément comme résultant de différences dans la grosseur et dans la forme, supposées plus ou moins conjointes ; — en effet, puisque l’Unité de la Particule proprement dite implique homogénéité absolue, nous ne pouvons pas supposer que les atomes, au moment de leur diffusion, diffèrent en espèce, sans imaginer en même temps une opération spéciale de la Volonté Divine, agissant à l’émission de chaque atome, dans le but d’effectuer en chacun une transformation de sa nature essentielle ; — et nous devons d’autant plus repousser une idée aussi fantastique, que l’objet en vue peut parfaitement bien être atteint sans une aussi minutieuse et laborieuse intervention. Nous comprenons donc, avant tout, qu’il eût été surérogatoire, et conséquemment anti-philosophique, d’attribuer aux atomes, en vue de leurs destinations respectives, autre chose qu’une différence de forme au moment de leur dispersion, et postérieurement une inégalité particulière de distance, — toutes les autres différences naissant ensemble des premières, dès les premiers pas que la masse a faits vers sa constitution. Nous établissons donc l’Univers sur une base purement géométrique. Il va sans dire qu’il n’est pas du tout nécessaire de supposer une absolue différence, même de forme, entre tous les atomes irradiés ; — nous nous contentons de supposer une inégalité générale de distance de l’un à l’autre. Nous sommes tenus simplement d’admettre qu’il n’y a pas d’atomes voisins de forme similaire, — qu’il n’y a pas d’atomes qui puissent jamais se rapprocher, excepté lors de leur inévitable réunion finale.

Quoique la tendance, immédiate et perpétuelle, des atomes dispersés à retourner vers leur Unité normale soit impliquée, comme je l’ai dit, dans leur diffusion anormale, toutefois il est clair que cette tendance doit être sans résultat, — qu’elle doit rester une tendance et rien de plus, — jusqu’à ce que la force d’expansion, cessant d’opérer, donne à cette tendance toute liberté de se satisfaire. L’Action Divine, toutefois, étant considérée comme déterminée, et interrompue après l’opération primitive de la diffusion, nous concevons tout de suite une réaction, — en d’autres termes une tendance, qui pourra être satisfaite, de tous les atomes désunis à retourner vers l’Unité.

Mais la force de diffusion étant retirée, et la réaction ayant commencé pour favoriser le dessein final, — celui de créer la plus grande somme de rapports possible, — ce dessein est maintenant en danger d’être frustré dans le détail, par suite de cette tendance rétroactive qui a pour but son accomplissement total. La multiplicité est l’objet ; mais rien n’empêche les atomes voisins de se précipiter tout de suite l’un vers l’autre, — grâce à leur tendance maintenant libre, avant l’accomplissement de tous les buts multiples, — et de se fondre tous en une unité compacte ; — rien ne fait obstacle à l’agrégation de diverses masses, isolées jusque-là, sur différents points de l’espace ; — en d’autres termes, rien ne s’oppose à l’accumulation de diverses masses, chacune faisant une Unité absolue.


V


Pour l’accomplissement efficace et complet du plan général, nous devinons maintenant la nécessité d’une force répulsive limitée, — de quelque chose qui serve à séparer, et qui, lors de la cessation de la Volition diffusive, puisse en même temps permettre le rapprochement et empêcher la jonction des atomes ; qui leur permette de se rapprocher infiniment, et leur défende de se mettre en contact positif ; quelque chose, en un mot, qui ait puissance, jusqu’à une certaine époque, de prévenir leur fusion, mais non de contredire à aucun égard ni à aucun degré leur tendance à se réunir. La force répulsive, déjà considérée comme si particulièrement limitée à d’autres égards, peut, je le répète, être prise comme une puissance destinée à empêcher l’absolue cohésion, seulement jusqu’à une certaine époque. À moins que nous ne concevions l’appétition des atomes pour l’Unité comme condamnée à n’être jamais satisfaite, — à moins que nous n’admettions que ce qui a eu un commencement ne doive pas avoir de fin, — idée qui est réellement inadmissible, quelque nombreux que soient ceux d’entre nous qui rêvent et bavardent sur ce thème, — nous sommes forcés de conclure que l’influence répulsive supposée devra finalement, — sous la pression de l’Uni-tendance agissant collectivement, mais agissant seulement alors que, pour l’accomplissement des plans de la Divinité, cette action collective devra se faire naturellement, — céder à une force qui, à cette époque finale, sera la force supérieure, poussée juste au degré nécessaire, et permettre ainsi le tassement universel des choses en Unité, unité inévitable parce qu’elle est originelle et conséquemment normale. Il est en vérité fort difficile de concilier toutes ces conditions ; — nous ne pouvons même pas comprendre la possibilité de cette conciliation ; — néanmoins cette impossibilité apparente est féconde en suggestions brillantes.

Que cette répulsion existe positivement, nous le voyons. L’homme n’emploie et ne connaît aucune force suffisante pour fondre deux atomes en un. Je n’avance ici que la thèse bien reconnue de l’impénétrabilité de la matière. Toute l’Expérience la prouve, — toute la Philosophie l’admet. J’ai essayé de démontrer le but de la répulsion et la nécessité de son existence ; mais je me suis religieusement abstenu de toute tentative pour en pénétrer la nature ; et cela, à cause d’une conviction intuitive qui me dit que le principe en question est strictement spirituel, — gît dans une profondeur impénétrable à notre intelligence présente, — est impliqué dans une considération relative à ce qui maintenant, dans notre condition humaine, ne peut être l’objet d’aucun examen, — dans une considération de l’Esprit en lui-même. Je sens, en un mot, qu’ici, et ici seulement, Dieu s’est interposé, parce qu’ici, et seulement ici, le nœud demandait l’interposition de Dieu.

Dans le fait, pendant que dans cette tendance des atomes vers l’Unité on reconnaîtra tout d’abord le principe de la Gravitation Newtonienne, ce que j’ai dit d’une force répulsive, servant à mettre des limites à la satisfaction immédiate, peut être entendu de ce que nous avons jusqu’à présent désigné tantôt comme chaleur, tantôt comme magnétisme, tantôt comme électricité ; montrant ainsi, dans les vacillations de la phraséologie par laquelle nous essayons de le définir, l’ignorance où nous sommes de son caractère mystérieux et terrible.

Le nommant donc, pour le présent seulement, électricité, nous savons que toute analyse expérimentale de l’électricité a donné, pour résultat final, le principe, réel ou apparent, de l’hétérogénéité. Seulement là où les choses diffèrent, l’électricité se manifeste ; et il est présumable qu’elles ne diffèrent jamais là où l’électricité n’est pas développée, sinon apparente. Or, ce résultat est dans le plus parfait accord avec celui où je suis parvenu par une autre voie que par l’expérience. J’ai affirmé que l’utilité de la force répulsive était d’empêcher les atomes disséminés de retourner à l’Unité immédiate ; et ces atomes sont représentés comme différant les uns des autres. La différence est leur caractère, — leur essentialité, — juste comme la non-différence était le caractère essentiel de leur mouvement. Donc, quand nous disons qu’une tentative pour mettre en contact deux de ces atomes doit amener un effort de l’influence répulsive pour empêcher cette union, nous pouvons aussi bien nous servir d’une phrase absolument équivalente, à savoir, qu’une tentative pour mettre en contact deux différences amènera comme résultat un développement d’électricité. Tous les corps existants sont composés de ces atomes en contact immédiat, et peuvent conséquemment être considérés comme de simples assemblages de différences plus ou moins nombreuses ; et la résistance faite par l’esprit de répulsion, si nous mettions en contact deux de ces assemblages quelconques, serait en raison des deux sommes de différences contenues dans chacun ; — expression qui peut être réduite à celle-ci, équivalente :

La somme d’électricité développée par le contact de deux corps est proportionnée à la différence entre les sommes respectives d’atomes dont les corps sont composés.

Qu’il n’existe pas deux corps absolument semblables, c’est un simple corollaire qui résulte de tout ce que nous avons dit. Donc l’électricité, toujours existante, se développe par le contact de corps quelconques, mais ne se manifeste que par le contact de corps d’une différence appréciable.

À l’électricité, — pour nous servir encore de cette désignation, — nous pouvons à bon droit rapporter les divers phénomènes physiques de lumière, de chaleur et de magnétisme ; mais nous sommes bien mieux autorisés encore à attribuer à ce principe strictement spirituel les phénomènes plus importants de vitalité, de conscience et de Pensée. À ce sujet, toutefois, qu’il me soit permis de faire une pause et de noter que ces phénomènes, observes dans leur généralité ou dans leurs détails, semblent procéder au moins en raison de l’hétérogénéité.

Écartons maintenant les deux termes équivoques, gravitation et électricité, et adoptons les expressions plus définies d’attraction et de répulsion. La première, c’est le corps ; la seconde, c’est l’âme ; l’une est le principe matériel, l’autre le principe spirituel de l’Univers. Il n’existe pas d’autres principes. Tous les phénomènes doivent être attribués à l’un ou à l’autre, ou à tous les deux combinés. Il est si rigoureusement vrai, il est si parfaitement rationnel que l’attraction et la répulsion sont les seules propriétés par lesquelles nous percevons l’Univers, — en d’autres termes, par lesquelles la Matière se manifeste à l’Esprit, — que nous avons pleinement le droit de supposer que la matière n’existe que comme attraction et répulsion, — que l’attraction et la répulsion sont matière, — nous servant de cette hypothèse comme d’un moyen de faciliter l’argumentation ; — car il est impossible de concevoir un cas où nous ne puissions employer à notre gré le mot matière et les termes attraction et répulsion, pris ensemble, comme expressions de logique équivalentes et convertibles.


VI


Je disais tout à l’heure que ce que j’ai nommé la tendance des atomes disséminés à retourner à leur unité originelle devait être pris pour le principe de la loi newtonienne de la gravitation ; et en effet on n’aura pas grande peine à entendre la chose ainsi, si l’on considère la gravitation newtonienne sous un aspect purement général, comme une force qui pousse la matière à chercher la matière ; c’est-à-dire si nous voulons ne pas attacher notre attention au modus operandi connu de la force newtonienne. La coïncidence générale nous satisfait ; mais, en regardant de plus près, nous voyons dans le détail beaucoup de choses qui paraissent non-coïncidentes, et beaucoup d’autres où la coïncidence ne paraît pas du moins suffisamment établie. Un exemple : la gravitation newtonienne, si nous la considérons dans certains modes, ne nous apparaît pas du tout comme une tendance vers l’Unité ; elle nous semble plutôt une tendance de tous les corps dans toutes les directions, phrase qui semble exprimer la tendance à la diffusion. Ici donc il y a non-coïncidence. Un autre exemple : quand nous réfléchissons sur la loi mathématique qui gouverne la tendance newtonienne, nous voyons clairement que nous ne pouvons pas obtenir la coïncidence, — relativement, du moins, au modus operandi, — entre la gravitation, telle que nous la connaissons, et cette tendance, simple et directe en apparence, que j’ai supposée.

En effet, je suis arrivé à un point où il serait bon de renforcer ma position en inversant mon procédé. Jusqu’à présent, nous avons procédé à priori, d’une considération abstraite de la Simplicité, prise comme la qualité qui a dû le plus vraisemblablement caractériser l’action originelle de Dieu. Voyons maintenant si les faits établis de la Gravitation newtonienne peuvent nous fournir, à posteriori, quelques inductions légitimes.

Que déclare la loi newtonienne ? que tous les corps s’attirent l’un l’autre avec des forces proportionnées aux carrés de leurs distances. C’est à dessein que je donne d’abord la version vulgaire de la loi ; et je confesse que dans celle-ci, comme dans la plupart des traductions vulgaires de grandes vérités, je ne trouve pas une qualité très-suggestive. Adoptons donc une phraséologie plus philosophique : — Chaque atome de chaque corps attire chaque autre atome, soit appartenant au même corps, soit appartenant à chaque autre corps, avec une force variant en raison inverse des carrés des distances entre l’atome attirant et l’atome attiré. Ici, pour le coup, un flot de suggestions jaillit aux yeux de l’esprit.

Mais voyons distinctement la chose que Newton a prouvée, — selon la définition grossièrement irrationnelle de la preuve prescrite par les écoles de métaphysique. Il fut obligé de se contenter de montrer que les mouvements d’un Univers imaginaire, composé d’atomes attirants et attirés obéissant à la loi qu’il annonçait, coïncidaient parfaitement avec les mouvements de l’Univers existant réellement, autant du moins qu’il tombe sous notre observation. Telle fut la somme de sa démonstration, selon le jargon conventionnel des philosophies. Les succès qui la confirmèrent ajoutèrent preuve sur preuve, — des preuves telles que les admet toute intelligence saine, — mais la démonstration de la loi elle-même, selon les métaphysiciens, n’avait été confirmée en aucune façon. Cependant la preuve oculaire, physique, de l’attraction, ici même, sur cette Terre, fut enfin trouvée, en parfait accord avec la théorie newtonienne, et à la grande satisfaction de quelques-uns de ces reptiles intellectuels. Cette preuve jaillit, indirectement et incidemment (comme jaillirent presque toutes les vérités importantes), d’une tentative faite pour mesurer la densité moyenne de la Terre. Dans les fameuses expériences que Maskelyne, Cavendish et Bailly firent dans ce but, il fut découvert, vérifié et mathématiquement démontré que l’attraction de la masse d’une montagne était en accord exact avec l’immortelle théorie de l’astronome anglais.

Mais, en dépit de cette confirmation d’une vérité qui n’en avait aucun besoin, — en dépit de la prétendue corroboration de la théorie par la prétendue preuve oculaire et physique, — en dépit du caractère de cette corroboration, — les idées que les vrais philosophes eux-mêmes ne peuvent s’empêcher d’accepter relativement à la gravitation, et particulièrement les idées acceptées et complaisamment maintenues par les hommes vulgaires, ont été évidemment tirées, pour la plus grande partie, d’une considération du principe, tel qu’ils le trouvent simplement développé sur la planète à laquelle ils sont attachés.

Or, où tend une considération aussi amoindrie ? À quelle espèce d’erreur donne-t-elle naissance ? Sur la Terre nous voyons, nous sentons simplement que la gravitation chasse tous les corps vers le centre de la Terre. Aucun homme, dans le domaine ordinaire de la vie, ne peut voir ni sentir autrement, — ne peut s’empêcher de percevoir que toute chose, partout, a une tendance gravitante, perpétuelle, vers le centre de la Terre, et pas ailleurs ; cependant (sauf une exception qui sera spécifiée postérieurement) il est certain que chaque chose terrestre (pour ne pas parler maintenant de toutes les choses célestes) a une tendance non-seulement vers le centre de la Terre, mais en outre vers toute espèce de direction possible.

Or, quoique les hommes de philosophie ne puissent pas être accusés de se tromper avec le vulgaire dans cette matière, ils se laissent toutefois influencer, à leur insu, par l’idée vulgaire agissant comme sentiment. — Quoique personne n’ait foi dans les fables du Paganisme, — dit Bryant dans sa très-savante Mythologie, — cependant nous nous oublions sans cesse au point d’en tirer des inductions comme de réalités existantes. — Je veux dire que la perception purement sensitive de la gravitation, telle que nous la connaissons sur la Terre, induit l’humanité en fantaisie et la fait croire à une concentralisation, à une sorte de spécialité terrestre ; — qu’elle a toujours incliné vers cette fantaisie les intelligences même les plus puissantes, — les détournant perpétuellement, quoique imperceptiblement, de la caractéristique réelle du principe ; les ayant empêchées jusqu’à l’époque présente de saisir même un aperçu de cette vérité vitale qui se trouve dans une direction diamétralement opposée, — derrière les caractéristiques essentielles du principe, qui sont, non pas la concentralisation ou la spécialité, mais l’universalité et la diffusion. Cette vérité vitale est l’Unité, prise comme source du phénomène.

Permettez-moi de répéter la définition de la gravitation : Chaque atome, dans chaque corps, attire chaque autre atome, appartenant au même corps ou appartenant à tout autre corps, avec une force qui varie en raison inverse des carrés des distances de l’atome attirant et de l’atome attiré.

Que le lecteur s’arrête ici un moment avec moi pour contempler la miraculeuse, ineffable et absolument inimaginable complexité de rapports impliquée dans ce fait, que chaque atome attire chaque autre atome, — impliquée seulement dans ce fait de l’attraction, étant écartée la question de la loi ou du mode suivant lesquels l’attraction se manifeste, — impliquée dans ce fait unique que chaque atome attire plus ou moins chaque autre atome, dans une immensité d’atomes telle, que toutes les étoiles qui entrent dans la constitution de l’Univers peuvent être à peu près comparées pour le nombre aux atomes qui entrent dans la composition d’un boulet de canon.

Eussions-nous simplement découvert que chaque atome tendait vers un point favori, vers quelque atome particulièrement attractif, nous serions encore tombés sur une découverte qui, en elle-même, aurait suffi pour accabler notre esprit ; — mais quelle est cette vérité que nous sommes actuellement appelés à comprendre ? C’est que chaque atome attire chaque autre atome, sympathise avec ses plus délicats mouvements, avec chaque atome et avec tous, toujours, incessamment, suivant une loi déterminée dont la complexité, même considérée seulement en elle-même, dépasse absolument les forces de l’imagination humaine. Si je me propose de mesurer l’influence d’un seul atome sur l’atome son voisin dans un rayon solaire, je ne puis pas accomplir mon dessein sans d’abord compter et peser tous les atomes de l’Univers et définir la position précise de chacun à un moment particulier de la durée. Si je m’avise de déplacer, ne fût-ce que de la trillionième partie d’un pouce, le grain microscopique de poussière posé maintenant sur le bout de mon doigt, quel est le caractère de l’action que j’ai eu la hardiesse de commettre ? J’ai accompli un acte qui ébranle la Lune dans sa marche, qui contraint le Soleil à n’être plus le soleil, et qui altère pour toujours la destinée des innombrables myriades d’étoiles qui roulent et flamboient devant la majesté de leur Créateur.

De telles idées, de telles conceptions, — pensées monstrueuses qui ne sont plus des pensées, rêveries de l’âme plutôt que raisonnements ou même considérations de l’intellect, — de telles idées, je le répète, sont les seules que nous puissions réussir à créer en nous dans tous nos efforts pour saisir le grand principe de l’Attraction.

Mais maintenant, avec de telles idées, avec une telle vision, franchement acceptée, de la merveilleuse complexité de l’Attraction, que toute personne, capable de réfléchir sur de pareilles matières, s’applique à imaginer un principe adaptable aux phénomènes observés, — ou la condition qui leur a donné naissance.

Une si évidente fraternité des atomes n’indique-t-elle pas une extraction commune ? Une sympathie si victorieuse, si indestructible, si absolument indépendante, ne suggère-t-elle pas l’idée d’une source, d’une paternité commune ? Un extrême ne pousse-t-il pas la raison vers l’extrême son contraire ? L’infini dans la division ne se rapporte-t-il pas à l’absolu dans l’individualité ? Le superlatif de la complexité ne fait-il pas deviner la perfection dans la simplicité ? Je veux dire, non pas seulement que les atomes, comme nous les voyons, sont divisés ou qu’ils sont complexes dans leurs rapports, mais surtout qu’ils sont inconcevablement divisés et inexprimablement complexes ; c’est de l’extrême des conditions que je veux parler maintenant, plutôt que des conditions elles-mêmes. En un mot, n’est-ce pas parce que les atomes étaient, à une certaine époque très-ancienne, quelque chose de plus même qu’un assemblage, — n’est-ce pas parce que, originellement, donc normalement, ils étaient Un, que maintenant, en toutes circonstances, sur tous les points, dans toutes les directions, par tous les modes de rapprochement, dans tous les rapports et à travers toutes les conditions, ils s’efforcent de retourner vers cette unité absolue, indépendante et inconditionnelle ?

Ici, quelqu’un demandera peut-être : « Pourquoi, puisque c’est vers l’Unité que ces atomes s’efforcent de retourner, ne jugeons-nous pas et ne définissons-nous pas l’Attraction une simple tendance générale vers un centre ? — Pourquoi, particulièrement, vos atomes, les atomes que vous nous donnez comme ayant été irradiés d’un centre, ne retournent-ils pas tous à la fois, en ligne droite, vers le point central de leur origine ? »

Je réponds qu’ils le font, ainsi que je le montrerai clairement ; mais que la cause qui les y pousse est tout à fait indépendante du centre considéré comme tel. Ils tendent tous en ligne droite vers un centre, à cause de la sphéricité selon laquelle ils ont été lancés dans l’espace. Chaque atome, formant une partie d’un globe généralement uniforme d’atomes, trouve naturellement plus d’atomes dans la direction du centre que dans toute autre direction ; c’est donc dans ce sens qu’il est poussé, mais il n’y est pas poussé parce que le centre est le point de son origine. Il n’est pas de point auquel les atomes se rallient. Il n’est pas de lieu, soit dans le concret, soit dans l’abstrait, auquel je les suppose attachés. Rien de ce qui peut s’appeler localité ne doit être conçu comme étant leur origine. Leur source est dans le principe Unité. C’est là le père qu’ils ont perdu. C’est là ce qu’ils cherchent toujours, immédiatement, dans toutes les directions, partout où ils peuvent le trouver, même partiellement ; apaisant ainsi, dans une certaine mesure, leur indestructible tendance, tout en faisant route vers leur absolue satisfaction finale.

Il suit de tout ceci que tout principe qui sera suffisant pour expliquer en général la loi, ou modus operandi, de la force attractive, devra aussi expliquer cette loi dans le particulier ; — c’est-à-dire que tout principe qui montrera pourquoi les atomes doivent tendre vers leur centre général d’irradiation, avec des forces variant en proportion inverse des carrés des distances, expliquera d’une manière satisfaisante la tendance, conforme à la même loi, qui pousse l’atome vers l’atome ; — car la tendance vers le centre est simplement la tendance de chacun vers chacun, et non pas une tendance vers un centre considéré comme tel.

On voit en même temps que l’établissement de mes propositions n’implique aucune nécessité de modifier les termes de la définition newtonienne de la Gravitation, laquelle déclare que chaque atome attire chaque autre atome, dans une infinie réciprocité, et ne déclare que cela ; mais (en supposant toutefois que ce que je propose sera finalement admis) il me semble évident que, dans les futures opérations de la Science, on pourrait éviter quelque erreur occasionnelle, si l’on adoptait une phraséologie plus ample, telle que celle-ci : — Chaque atome tend vers chaque autre atome, etc., avec une force, etc. ; le résultat général étant une tendance de tous les atomes, avec une force semblable, vers un centre général.

En reprenant notre route à l’inverse, nous sommes arrivés à un résultat identique ; mais, dans l’un des cas, l’Intuition était le point de départ, dans l’autre, elle était le but. En commençant mon premier voyage, je pouvais dire seulement que je sentais, par une irrésistible intuition, que la Simplicité avait été la caractéristique de l’action originelle de Dieu ; — en finissant mon second voyage, je puis seulement déclarer que je perçois, par une irrésistible intuition, que l’Unité a été la source des phénomènes de la gravitation newtonienne observés jusqu’à présent. Ainsi, selon les écoles, je ne prouve rien. Soit. Je n’ai pas d’autre ambition que de suggérer, — et de convaincre par la suggestion. J’ai l’orgueilleuse conviction qu’il existe des intelligences humaines profondes, douées d’un prudent discernement, qui ne pourront pas s’empêcher d’être largement satisfaites de mes simples suggestions. Pour ces intelligences, — comme pour la mienne, — il n’est pas de démonstration mathématique qui puisse apporter la moindre vraie preuve additionnelle à la grande Vérité que j’ai avancée, à savoir que l’Unité Originelle est la source, le principe des Phénomènes Universels. Pour ma part, je ne suis pas aussi sûr que je parle et que je vois ; — je ne suis pas aussi sûr que mon cœur bat et que mon âme vit ; — que le soleil se lèvera demain matin, probabilité qui gît encore dans le Futur, — je ne prétends pas du tout en être aussi sûr que je le suis de ce Fait irréparablement passé, que Tous les Êtres et Toutes les Pensées des Êtres, avec toute leur ineffable Multiplicité de Rapports, ont jailli à la fois à l’existence de la primordiale et indépendante Unité.

Relativement à la Gravitation newtonienne, le Docteur Nichol, l’éloquent auteur de l’Architecture des Cieux, dit : « En vérité, nous n’avons aucune raison de supposer que cette grande Loi, telle qu’elle nous est aujourd’hui connue, soit la formule suprême ou la plus simple, conséquemment universelle et omnicompréhensive, d’une grande Ordonnance. Le mode suivant lequel son intensité diminue avec l’élément de la distance n’a pas l’aspect d’un principe suprême, lequel principe comporte toujours la simplicité de ces axiomes, évidents par eux-mêmes, qui constituent la base de la Géométrie. »

Il est absolument vrai que les principes suprêmes, selon le sens usuel des termes, comportent toujours la simplicité des axiomes géométriques (quant aux choses évidentes par elles-mêmes, il n’en existe pas) ; — mais ces principes ne sont pas clairement suprêmes ; en d’autres termes, les choses que nous avons l’habitude de qualifier principes ne sont pas, à proprement parler, des principes, — puisqu’il ne peut exister qu’un principe, qui est la Volition Divine. Nous n’avons donc aucun droit de supposer, d’après ce que nous observons dans les règles qu’il nous plaît follement d’appeler principes, quoi que ce soit qui ressemble aux caractéristiques d’un principe proprement dit. Les principes suprêmes, dont le Docteur Nichol parle comme comportant la simplicité géométrique, peuvent avoir et ont en effet cet aspect géométrique, puisqu’ils sont une partie intégrante d’un vaste système géométrique, c’est-à-dire d’un système de simplicité, dans lequel toutefois le principe vraiment suprême est, comme nous le savons, le maximum du complexe, autrement dit, de l’inintelligible ; — car n’est-ce pas la Capacité Spirituelle de Dieu ?

Cependant j’ai cité la remarque du docteur Nichol, non pas tant pour infirmer sa philosophie que pour attirer l’attention sur ce fait, que, malgré que tous les hommes aient admis un certain principe comme existant au delà de la loi de la Gravitation, aucune tentative n’a été faite pour définir ce qu’est particulièrement ce principe ; — si nous exceptons peut-être quelques visées fantastiques qui le transportent dans le Magnétisme, dans le Mesmérisme, dans le Swedenborgianisme, ou dans le Transcendantalisme, ou dans tout autre délicieux isme de la même espèce, invariablement favorisé par une seule et même espèce de gens. Le grand esprit de Newton, tout en saisissant hardiment la Loi elle-même, a reculé devant le principe de la Loi. Plus active, plus compréhensive au moins, sinon plus patiente et plus profonde, la sagacité de Laplace n’eut pas le courage de s’y attaquer. Mais l’hésitation de la part de ces astronomes n’est pas si difficile à comprendre. Eux aussi, comme d’ailleurs tous les mathématiciens de la première classe, ils étaient purement mathématiciens ; leur intelligence du moins était marquée d’un caractère mathématico-physique vigoureusement prononcé. Tout ce qui n’était pas distinctement situé dans le domaine de la Physique ou des Mathématiques leur apparaissait comme des Non-Entités ou des Ombres. Néanmoins, nous pouvons bien nous étonner que Leibnitz, qui fut une exception remarquable à cette règle générale, et dont le tempérament spirituel était un singulier mélange du mathématique avec le physico-métaphysique, n’ait pas d’abord recherché et défini le point en litige. Newton et Laplace, cherchant un principe, et n’en découvrant aucun physique, devaient humblement et tranquillement s’arrêter à cette conclusion, qu’il n’en existait absolument aucun ; mais il est presque impossible de concevoir que Leibnitz, ayant épuisé dans ses recherches les domaines de la physique, n’ait pas marché droit, plein de hardiesse et de confiance, à travers ce vieux labyrinthe du royaume de la Métaphysique qui lui était si familier. Il est évident qu’il a dû s’aventurer à la recherche du trésor ; — s’il ne l’a pas trouvé, c’est peut-être, après tout, parce que sa merveilleuse conductrice, son Imagination, n’était pas suffisamment adulte ou assez bien éduquée pour le diriger dans la bonne route.

J’observais tout à l’heure qu’il avait été fait de vagues tentatives pour attribuer la Gravitation à de certaines forces très-douteuses, dont le nom affecte la désinence isme. Mais ces tentatives, quoique considérées très-justement comme hardies, n’ont pas visé plus loin qu’à la généralité, à la pure généralité de la Loi newtonienne. Aucun effort d’explication, aucun effort heureux, à ma connaissance, n’a été fait relativement à son modus operandi. C’est donc avec une crainte bien légitime d’être pris pour un fou, dès le début, et avant d’avoir pu porter mes propositions sous l’œil de ceux-là qui seuls sont compétents pour décider sur leur valeur, que je déclare ici que le modus operandi de la Loi de la Gravitation est une chose excessivement simple et parfaitement appréciable, à la condition que nous nous approchions du problème selon une juste gradation et dans la bonne route, — c’est-à-dire si nous le considérons du point de vue convenable.


VII


Soit que nous arrivions à l’idée d’absolue Unité, source présumée de Tous les Êtres, par une considération de la Simplicité prise pour la caractéristique la plus probable de l’action originelle de Dieu ; — soit que nous y parvenions par l’examen de l’universalité de rapports dans les phénomènes de la gravitation ; — ou soit enfin que nous aboutissions à cette idée comme au résultat de la corroboration réciproque des deux procédés, — toujours est-il que l’idée, une fois acceptée, est inséparablement connexe d’une autre idée, celle de la condition de l’Univers sidéral, tel que nous le voyons maintenant, c’est-à-dire d’une incommensurable diffusion à travers l’espace. Or, une connexion entre ces idées, — unité et diffusion, — ne peut pas être admissible sans une troisième idée, celle de l’irradiation. L’Unité Absolue étant prise comme centre, l’Univers sidéral existant est le résultat d’une irradiation partant de ce centre.

Or, les lois de l’irradiation sont connues. Elles sont partie intégrante de la sphère. Elles appartiennent à la classe des propriétés géométriques incontestables. Nous disons d’elles : elles sont vraies, elles sont évidentes. Demander pourquoi elles sont vraies, ce serait demander pourquoi sont vrais les axiomes sur lesquels s’appuie la démonstration de ces lois. Il n’y a rien de démontrable, pour parler strictement ; mais s’il y a quelque chose de démontrable, les propriétés et les lois en question sont démontrées.

Mais ces lois, que déclarent-elles ? Comment, par quels degrés l’irradiation procède-t-elle du centre vers l’espace ?

D’un centre lumineux la Lumière émane par irradiation, et les quantités de lumière reçues par un plan quelconque, que nous supposerons changeant de position, de manière à se trouver tantôt plus près, tantôt plus loin du centre, diminueront dans la même proportion que s’accroîtront les carrés des distances entre le plan et le corps lumineux, et s’accroîtront dans la même proportion que diminueront les carrés.

L’expression de la loi peut être ainsi généralisée : — Le nombre de molécules lumineuses, ou, si l’on préfère d’autres termes, le nombre d’impressions lumineuses, reçues par le plan mobile, sera en proportion inverse des carrés des distances où sera situé le plan. Et pour généraliser encore, nous pouvons dire que la diffusion, l’éparpillement, l’irradiation, en un mot, est en proportion directe des carrés des distances.

Par exemple : à la distance B, du centre lumineux A, un certain nombre de particules est éparpillé, de manière à occuper la surface B. Donc à la distance double, c’est-à-dire à C, ces particules se trouveront d’autant plus éparpillées qu’elles occuperont quatre surfaces semblables ; à la distance triple, ou à D, elles seront d’autant plus séparées les unes des autres qu’elles occuperont neuf surfaces semblables ; à une distance quadruple, ou à E, elles seront tellement diffuses qu’elles s’étendront sur seize surfaces semblables ; — et ainsi de suite à l’infini.

Généralement, en disant que l’irradiation procède en raison proportionnelle directe des carrés des distances, nous nous servons du tonne irradiation pour exprimer le degré de diffusion à mesure que nous nous éloignons du centre. Inversant la proposition, et employant le mot concentralisation pour exprimer le degré d’attraction générale à mesure que nous nous rapprochons du centre, nous pouvons dire que la concentralisation procède en raison inverse des carrés des distances. En d’autres termes, nous sommes arrivés à cette conclusion, que, dans l’hypothèse que la matière ait été originellement irradiée d’un centre, et soit maintenant en train d’y retourner, la concentralisation, ou action de retour, procède exactement comme nous savons que procède la force de gravitation.

Or, s’il nous était permis de supposer que la concentralisation représente exactement la force de la tendance vers le centre, — que l’une est en exacte proportion avec l’autre, et que les deux procèdent simultanément, nous aurions démontré tout ce qui était à démontrer. La seule difficulté ici consiste donc à établir une proportion directe entre la concentralisation et la force de concentralisation ; et nous pouvons considérer la chose comme faite si nous établissons une proportion semblable entre l’irradiation et la force d’irradiation.

Une rapide inspection des Cieux suffit pour nous montrer que les étoiles sont distribuées avec une certaine uniformité générale et à une certaine égalité de distance à travers la région de l’espace où elles sont groupées, affectant dans leur ensemble une forme approximativement sphérique ; — cette espèce d’égalité, générale plutôt qu’absolue, ne contredisant en rien ma déduction sur l’inégalité de distances, dans de certaines limites, entre les atomes originellement irradiés, et représentant un corollaire du système évident d’infinie complexité de rapports tirée de l’unité absolue. Je suis parti, on se le rappelle, de l’idée d’une distribution généralement uniforme, mais particulièrement inégale, des atomes ; — idée confirmée, je le répète, par une inspection des étoiles, telles qu’elles existent actuellement.

Mais même dans l’égalité générale de distribution, en ce qui regarde les atomes, apparaît une difficulté qui, sans aucun doute, s’est déjà présentée à ceux de mes lecteurs qui croient que je suppose cette égalité de distribution effectuée par l’irradiation partant d’un centre. Au premier coup d’œil, l’idée de l’irradiation nous force à accepter cette autre idée, jusqu’à présent non séparée et en apparence inséparable, d’une agglomération autour d’un centre, et d’une dispersion à mesure qu’on s’en éloigne, — l’idée, en un mot, d’inégalité de distribution relativement à la matière irradiée.

Or, j’ai fait observer ailleurs[4] que si la Raison, à la recherche du Vrai, peut jamais trouver sa route, c’est par des difficultés telles que celle actuellement en question, par une telle inégalité, par de telles particularités, par de telles saillies sur le plan ordinaire des choses. Grâce à la difficulté, à la particularité qui se présente ici, je bondis d’un seul coup vers le secret, — secret que je n’aurais jamais pu atteindre sans la particularité et les inductions qu’elle me fournit par son pur caractère de particularité.

La marche de ma pensée, arrivée à ce point, peut être grossièrement dessinée de la manière suivante : — Je me dis : « l’Unité, comme je l’ai expliquée, est une vérité ; — je le sens. La Diffusion est une vérité ; je le vois. L’Irradiation, par laquelle seules ces deux vérités sont conciliées, est conséquemment une vérité ; je le perçois. L’égalité de diffusion, d’abord déduite à priori et ensuite confirmée par l’inspection des phénomènes, est aussi une vérité ; — je l’admets pleinement. Jusqu’ici tout est clair autour de moi ; — il n’y a pas de nuages derrière lesquels puisse se cacher le secret, le grand secret du modus operandi de la gravitation ; — mais ce secret est quelque part aux environs, très-certainement, et n’y eût-il qu’un seul nuage en vue, je serais tenu de soupçonner ce nuage. » Et justement, comme je me dis cela, voilà qu’un nuage apparaît. Ce nuage est l’impossibilité apparente de concilier ma vérité, irradiation avec mon autre vérité, égalité de diffusion. Je me dis alors : « Derrière cette impossibilité apparente doit se trouver ce que je cherche. » Je ne dis pas : impossibilité réelle ; car une invincible foi dans mes vérités me confirme qu’il n’y a là, après tout, qu’une simple difficulté ; mais je vais jusqu’à dire, avec une confiance opiniâtre, que, quand cette difficulté sera résolue, nous trouverons, enveloppée dans le procédé de solution, la clef du secret que nous cherchons. De plus, je sens que nous ne découvrirons qu’une seule solution possible de la difficulté, et cela, pour cette raison que, s’il y en avait deux, l’une des deux serait superflue, sans utilité, vide, ne contenant aucune clef, puisqu’il n’est pas besoin d’une double clef pour ouvrir un secret quelconque de la nature.

Et maintenant examinons : — les notions ordinaires, les notions distinctes que nous pouvons avoir de l’irradiation, sont tirées du mode tel que nous le voyons appliqué dans le cas de la Lumière. Là nous trouvons une effusion continue de courants lumineux, avec une force que nous n’avons aucun droit de supposer variable. Or, dans n’importe quelle irradiation de cette nature, continue et d’une force invariable, les régions voisines du centre doivent être inévitablement plus remplies que les régions éloignées. Mais je n’ai supposé aucune irradiation telle que celle-là. Je n’ai pas supposé une irradiation continue ; par la simple raison qu’une telle supposition impliquerait d’abord la nécessité d’adopter une conception que l’homme, ainsi que je l’ai montré, ne peut pas adopter, et que l’examen du firmament réfute, ainsi que je le démontrerai plus amplement, — la conception d’un Univers sidéral absolument infini, — et impliquerait, en second lieu, l’impossibilité de comprendre une réaction, c’est-à-dire la gravitation, telle qu’elle existe maintenant, puisque, tant qu’une action se continue, aucune réaction, naturellement, ne peut avoir lieu. Donc, ma supposition, ou plutôt l’inévitable déduction tirée des justes prémisses, était celle d’une irradiation déterminée, d’une irradiation finalement discontinuée.

Qu’il me soit permis maintenant de décrire le seul mode possible selon lequel nous pouvons comprendre que la matière ait été répandue à travers l’espace, de manière à remplir à la fois les conditions d’irradiation et de distribution généralement égale.

Par commodité d’illustration, imaginons d’abord une sphère creuse, de verre ou d’autre matière, occupant l’espace à travers lequel la matière universelle a été également éparpillée, par le moyen de l’irradiation, de la particule absolue, indépendante, inconditionnelle, placée au centre de la sphère.

Un certain effort de la puissance expansive (que nous présumons être la Volonté Divine), — en d’autres termes, une certaine force, dont la mesure est la quantité de matière, c’est-à-dire le nombre des atomes, — a émis, émet, par irradiation, ce nombre d’atomes, les chassant hors du centre dans toutes les directions, leur proximité réciproque diminuant à mesure qu’ils s’éloignent de ce centre, jusqu’à ce que finalement ils se trouvent éparpillés sur la surface intérieure de la sphère.

Quand les atomes ont atteint cette position, ou pendant qu’ils tendaient à l’atteindre, un second exercice inférieur de la même force, — une seconde force inférieure de la même nature, — émet de la même manière, par irradiation, une seconde couche d’atomes qui va se déposer sur la première ; le nombre d’atomes, dans ce cas comme dans le premier, étant la mesure de la force qui les a émis, — en d’autres termes, la force étant précisément appropriée au dessein qu’elle accomplit, — la force et le nombre d’atomes envoyés par cette force étant directement proportionnels.

Quand cette seconde couche a atteint sa destination ou pendant qu’elle s’en approche, un troisième exercice inférieur de la même force, ou une troisième force inférieure de même nature, — le nombre des atomes émis étant dans tous les cas la mesure de la force, — dépose une troisième couche sur la seconde, — et ainsi de suite, jusqu’à ce que ces couches concentriques, devenant de moins en moins vastes, atteignent finalement le point central ; et alors la matière diffusible, en même temps que la force diffusive, se trouve épuisée.

Notre sphère est maintenant remplie, par le moyen de l’irradiation, d’atomes également répartis. Les deux conditions nécessaires, celles de l’irradiation et d’une diffusion égale, sont accomplies par le seul mode qui permette de concevoir la possibilité de leur accomplissement simultané. C’est pour cette raison que j’ai l’espérance de trouver maintenant, caché dans la condition présente des atomes ainsi distribués à travers la sphère, le secret dont je suis en quête, le principe si important du modus operandi de la loi newtonienne. Examinons donc la condition actuelle des atomes.

Ils sont placés dans une série de couches concentriques. Ils sont également distribués à travers la sphère. Ils ont été irradiés vers ces positions.

Les atomes étant également distribués, plus est grande la superficie d’une de ces couches concentriques quelconque, plus grand sera le nombre d’atomes distribués dans cette couche. En d’autres termes, le nombre d’atomes situés sur la surface d’une de ces couches concentriques quelconque est en proportion directe de l’étendue de cette surface.

Mais, dans toute série de sphères concentriques, les surfaces sont en proportion directe des carrés des distances à partir du centre, ou, plus brièvement, les surfaces des sphères sont entre elles comme les carrés de leurs rayons.

Conséquemment, le nombre d’atomes, dans une couche quelconque, est en proportion directe du carré de la distance qui sépare cette couche du centre.

Mais le nombre des atomes dans une couche quelconque est la mesure de la force qui a émis cette couche, c’est-à-dire qu’elle est en proportion directe de la force.

Donc la force qui a irradié chaque couche est en proportion directe du carré de la distance entre cette couche et le centre, ou, pour généraliser, la force de l’irradiation a eu lieu en proportion directe des carrés des distances.

Or, la Réaction, autant que nous en pouvons connaître, c’est l’Action inversée. Le principe général de la Gravitation étant, en premier lieu, entendu comme la réaction d’un acte, comme l’expression d’un désir de la part de la Matière, existant à l’état de diffusion, de retourner à l’Unité d’où elle est issue, et en second lieu, l’esprit étant obligé de déterminer le caractère de ce désir, la manière selon laquelle il doit naturellement se manifester, — étant, en d’autres termes, obligé de concevoir une loi probable, ou modus operandi, pour l’action de retour, ne peut pas ne pas arriver à cette conclusion que la loi de retour doit être précisément la réciproque de la loi d’émission. Chacun du moins aura parfaitement le droit de considérer la chose comme démontrée, jusqu’à ce que quelqu’un donne une raison plausible qui affirme le contraire, jusqu’à ce qu’une autre loi de retour soit imaginée que l’intelligence puisse adopter comme préférable.

Donc, la matière irradiée dans l’espace, avec une force qui varie comme les carrés des distances, pourrait à priori être supposée retourner vers son centre d’irradiation avec une force variant en raison inverse des carrés des distances ; et j’ai déjà montré que tout principe qui expliquera pourquoi les atomes tendent, en raison d’une loi quelconque, vers le centre général, doit être admis comme expliquant en même temps, d’une manière suffisante, pourquoi, en raison de la même loi, ils tendent l’un vers l’autre. Car, en fait, la tendance vers le centre général n’est pas une tendance vers un centre positif ; elle a lieu vers ce point, seulement parce que chaque atome, en se dirigeant vers un tel point, s’achemine directement vers son centre réel et essentiel, qui est l’Unité, — l’Union absolue et finale de toutes choses.

Cette considération ne présente à mon esprit aucune difficulté ; mais cela ne m’aveugle pas sur son obscurité possible pour les esprits moins habitués à manier des abstractions, et en somme il serait peut-être bon de considérer la proposition d’un ou deux autres points de vue.

La molécule absolue, indépendante, originellement créée par la Volition Divine, doit avoir été dans une condition de normalité positive ou de perfection ; — car toute imperfection implique rapport. Le bien est positif ; le mal est négatif ; il n’est que la négation du bien, comme le froid est la négation de la chaleur, l’obscurité, de la lumière. Pour qu’une chose soit mauvaise, il faut qu’il y ait quelque autre chose qui soit comparable à ce qui est mauvais ; — une condition à laquelle cette chose mauvaise ne satisfait pas ; une loi qu’elle viole ; un être qu’elle offense. Si cet être, cette loi, cette condition, relativement auxquels la chose est mauvaise, n’existent pas, ou si, pour parler plus strictement, il n’existe ni êtres, ni lois, ni conditions, alors la chose ne peut pas être mauvaise et devra conséquemment être bonne. Toute déviation de la normalité implique une tendance au retour. Une différence d’avec ce qui est normal, droit, juste, ne peut avoir été créée que par la nécessité de vaincre une difficulté. Et si la force qui surmonte cette difficulté n’est pas infiniment continuée, la tendance indestructible à ce retour pourra à la longue agir dans le sens de sa satisfaction. La force retirée, la tendance agit. C’est le principe de réaction, comme conséquence inévitable d’une action finie. Pour employer une phraséologie dont on pardonnera l’affectation apparente à cause de son énergie, nous pouvons dire que la Réaction est le retour de ce qui est et ne devrait pas être vers ce qui était originellement, et conséquemment devrait être ; — et j’ajoute que l’on trouverait toujours la force absolue de la Réaction en proportion directe avec la réalité, la vérité, l’absolu du principe originel, s’il était possible de mesurer celui-ci ; — et conséquemment la plus grande de toutes les réactions concevables doit être celle produite par la tendance dont il est question ici, — la tendance à retourner vers l’absolu originel, vers le suprême primitif. La gravitation doit donc être la plus énergique de toutes les forces, — idée obtenue à priori et largement confirmée par l’induction. Quel usage je ferai de cette idée, on le verra par la suite.

Les atomes, ayant été répandus hors de leur condition normale d’Unité, cherchent à retourner — vers quoi ? Non pas, certainement, vers aucun point particulier ; car il est clair que si, au moment de la diffusion, tout l’Univers matériel avait été projeté collectivement à une certaine distance du point d’irradiation, la tendance atomique vers le centre de la sphère n’aurait pas été troublée le moins du monde ; les atomes n’auraient pas cherché le point de l’espace absolu dont ils étaient originairement issus. C’est simplement la condition, et non le point ou le lieu où cette condition a pris naissance, que les atomes cherchent à rétablir ; — ce qu’ils désirent, c’est simplement cette condition qui est leur normalité. « Mais ils cherchent un centre, — dira-t-on, — et un centre est un point. » C’est vrai ; mais ils cherchent ce point, non dans son caractère de point (car si toute la sphère changeait de position, ils chercheraient également le centre, et le centre serait alors un autre point), mais parce que, en raison de la forme dans laquelle ils existent collectivement (qui est celle de la sphère), c’est seulement par le point en question, qui est le centre de la sphère, qu’ils peuvent atteindre leur véritable but, l’Unité. Dans la direction du centre, chaque atome perçoit plus d’atomes que dans toute autre direction. Chaque atome est poussé vers le centre, parce que sur la ligne droite, qui s’étend de lui au centre et qui continue au delà jusqu’à la circonférence, se trouve un plus grand nombre d’atomes que sur toute autre ligne droite, — un plus grand nombre d’objets qui le cherchent, lui, atome individuel, — un plus grand nombre de satisfactions pour sa propre tendance à l’Unité, — en un mot, parce que dans la direction du centre se trouve la plus grande possibilité de satisfaction générale pour son appétit individuel. Pour parler brièvement, la condition de l’Unité est en réalité ce que cherchent les atomes, et s’ils semblent chercher le centre de la sphère, ce n’est qu’implicitement, parce que le centre implique, contient, enveloppe le seul centre essentiel, l’Unité. Mais, en raison de ce caractère double et implicite, il est impossible de séparer pratiquement la tendance vers l’Unité abstraite de la tendance vers le centre concret. Ainsi la tendance des atomes vers le centre général est, à tous égards, pratique et logique, la tendance de chacun vers chacun, et cette tendance réciproque universelle est la tendance vers le centre ; l’une peut être prise pour l’autre ; tout ce qui s’applique à l’une doit s’appliquer à l’autre, et enfin tout principe qui expliquera suffisamment l’une est une explication indubitable de l’autre.

Je regarde soigneusement autour de moi pour trouver une objection rationnelle contre ce que j’ai avancé, et je n’en puis découvrir aucune ; mais parmi cette classe d’objections généralement présentées par les douteurs de profession, les amoureux du Doute, j’en aperçois très-aisément trois, et je vais les examiner successivement.

On dira peut-être d’abord : « La preuve que la force d’irradiation (dans le cas en question) est en proportion directe des carrés des distances repose sur cette supposition gratuite que le nombre des atomes dans chaque couche est la mesure de la force par laquelle ils ont été émis. »

Je réponds que non-seulement j’ai parfaitement le droit de faire une telle supposition, mais que je n’aurais aucun droit d’en faire une autre. Ce que je suppose est simplement qu’un effet sert de mesure à la cause qui le produit, — que tout exercice de la Volonté Divine sera proportionnel au but qui réclame cet exercice, — et que les moyens de l’Omnipotence, ou de l’Omniscience, seront exactement appropriés à ses desseins. Le déficit ou l’excès dans la cause ne peuvent engendrer aucun effet. Si la force qui a irradié chaque couche dans la position qu’elle occupe avait été moins ou plus grande qu’il n’était nécessaire, c’est-à-dire, si elle n’avait pas été en proportion directe avec le but, alors cette couche n’aurait pas pu être irradiée à sa juste position. Si la force qui, en vue d’une égalité générale de distribution, a émis le nombre juste d’atomes pour chaque couche, n’avait pas été en proportion directe avec le nombre, alors ce nombre n’aurait pas été le nombre demandé pour une égale distribution.

La seconde objection supposable a de meilleurs droits à une réponse.

C’est un principe admis en dynamique que tout corps, recevant une impulsion, une disposition à se mouvoir, se meut en ligne droite dans la direction donnée par la force impulsive, jusqu’à ce qu’il soit détourné ou arrêté par quelque autre force. Comment donc, demandera-t-on peut-être, ma première couche, la couche extérieure d’atomes peut-elle arrêter son mouvement à la surface de la sphère de verre imaginaire, quand une seconde force, d’un caractère non imaginaire, ne se manifeste pas, pour expliquer cette interruption dans le mouvement ?

Je réponds que l’objection prend naissance ici dans une supposition tout à fait gratuite de la part du critique, — la supposition d’un principe dynamique à une époque où il n’existait pas de principes, en quoi que ce soit ; — je me sers naturellement du mot principe dans le sens même que le critique attribue à ce mot.

Au commencement des choses, nous ne pouvons admettre, nous ne pouvons comprendre qu’une Première Cause, le Principe vraiment suprême, la Volonté de Dieu. L’action primitive, c’est-à-dire l’Irradiation de l’Unité, doit avoir été indépendante de tout ce que le monde appelle principe, parce que ce que nous désignons sous ce terme n’est qu’une conséquence de la réaction de cette action primitive ; — je dis action primitive ; car la création de la molécule matérielle absolue doit être considérée comme une conception plutôt que comme une action dans le sens ordinaire du mot. Ainsi nous regarderons l’action primitive comme une action tendant à l’établissement de ce que nous appelons maintenant principes. Mais cette action primitive elle-même doit être entendue comme une Vollition continue. La Pensée de Dieu doit être comprise comme donnant naissance à la Diffusion, comme l’accompagnant, comme la régularisant, et finalement comme se retirant d’elle après son accomplissement. Alors commence la Réaction, et par la Réaction, le principe, dans le sens où nous employons le mot. Il serait prudent, toutefois, de limiter l’application de ce mot aux deux résultats immédiats de la cessation de la Volition Divine, c’est-à-dire aux deux agents, Attraction et Répulsion. Chaque autre agent naturel dérive, plus ou moins immédiatement, de ces deux-là et serait en conséquence plus convenablement désigné sous le nom de sous-principe.

On peut objecter en troisième lieu que le mode particulier de distribution des atomes que j’ai exposé est une hypothèse et rien de plus.

Or, je sais que le mot hypothèse est une lourde massue, empoignée immédiatement, sinon soulevée, par tous les petits penseurs, à la première apparence d’une proposition portant, plus ou moins, le costume d’une théorie. Mais il n’y a ici aucune bonne raison pour jouer de ce terrible marteau de l’hypothèse, même pour ceux qui sont capables de le soulever, géants ou mirmidons.

Je maintiens d’abord que le mode tel que je l’ai décrit est le seul par lequel nous puissions concevoir que la Matière ait été répandue de manière à satisfaire à la fois aux deux conditions d’irradiation et de distribution généralement égale. J’affirme ensuite que ces conditions elles-mêmes se sont imposées à ma pensée comme résultats inévitables d’un raisonnement aussi logique que celui sur lequel repose n’importe quelle démonstration d’Euclide ; et j’affirme, en troisième lieu, que, quand même l’accusation d’hypothèse serait aussi bien appuyée qu’elle est, en fait, vaine et insoutenable, la validité et l’infaillibilité de mon résultat n’en serait cependant pas infirmée, même dans le plus petit détail.

Je m’explique : — la Gravitation newtonienne, loi de la Nature, loi dont l’existence ne peut être mise en question qu’à Bedlam, loi qui, une fois admise, nous donne le moyen d’expliquer les neuf dixièmes des phénomènes de l’Univers, — loi que nous sommes, à cause de cela même, et sans en référer à aucune autre considération, disposés à admettre et que nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître comme loi, — mais loi dont ni le principe ni le modus operandi du principe n’ont été jusqu’à présent décalqués par l’analyse humaine, — loi enfin qui n’a été trouvée susceptible d’aucune explication, ni dans son détail, ni dans sa généralité, — se montre décidément explicable et expliquée sur tous les points, pourvu seulement que nous donnions notre assentiment à… à quoi ? À une hypothèse ? Mais si une hypothèse, — si la plus pure hypothèse, une hypothèse à l’appui de laquelle, comme dans le cas de la Loi newtonienne, pure hypothèse elle-même, ne se présente pas l’ombre d’une raison à priori, — si une hypothèse, même aussi absolue que tout ce que celle-ci comporte, nous permet d’assigner un principe à la Loi newtonienne, — nous permet de considérer comme remplies des conditions si miraculeusement, si ineffablement complexes et en apparence inconciliables, comme celles impliquées dans les rapports que nous révèle la Gravitation, — quel être rationnel poussera la sottise jusqu’à appeler plus longtemps « hypothèse, » même cette absolue hypothèse, — à moins qu’il ne persiste ainsi en sous-entendant que c’est simplement par pur amour pour l’irrévocabilité des mots ?

Mais quel est actuellement le véritable étal de la question ? Quel est le fait ? Non-seulement ce n’est pas une hypothèse que nous sommes priés d’adopter, pour expliquer le principe en question, mais c’est une conclusion logique que nous sommes invités, non pas à adopter si nous pouvons nous en dispenser, mais simplement à nier si cela nous est possible ; — une conclusion d’une logique si exacte que la discuter, douter de sa validité, serait un effort au-dessus de nos forces ; — une conclusion à laquelle nous ne voyons pas le moyen d’échapper, de quelque côté que nous nous tournions ; un résultat que nous trouvons toujours en face de nous, soit que l’induction nous ait promenés à travers les phénomènes de la dite Loi, soit que nous redescendions, avec la déduction, de la plus rigoureusement simple de toutes les suppositions, — en un mot, de la supposition de la Simplicité elle-même.

Et si maintenant, par pur amour de la chicane, on objecte que, bien que mon point de départ soit, comme je l’affirme, la supposition de l’absolue Simplicité, cependant la Simplicité, considérée en elle-même, n’est point un axiome, et que les déductions tirées des axiomes sont les seules incontestables, alors je répondrai :

Toute autre science que la Logique est une science de certains rapports concrets. L’Arithmétique, par exemple, est la science des rapports de nombre, — la Géométrie, des rapports de forme, — les Mathématiques en général, des rapports de quantité en général, de tout ce qui peut être augmenté ou diminué. Mais la Logique est la science du Rapport dans l’abstrait, du Rapport absolu, du Rapport considéré en lui-même. Ainsi, dans toute science autre que la Logique, un axiome est une proposition proclamant certains rapports concrets qui semblent trop évidents pour être discutés, comme quand nous disons, par exemple, que le tout est plus grand que sa partie ; — et le principe de l’axiome Logique à son tour, ou dans d’autres termes, le principe d’un axiome dans l’abstrait, est simplement l’évidence de rapport. Or, il est clair, d’abord, que ce qui est évident pour un esprit peut n’être pas évident pour un autre ; ensuite, que ce qui est évident pour un esprit à une époque peut n’être pas du tout évident à une autre époque pour le même esprit. Il est clair, de plus, que ce qui est évident aujourd’hui pour la majorité de l’humanité ou pour la majorité des meilleurs esprits humains, peut demain, pour ces mêmes majorités, être plus ou moins évident, ou même n’être plus évident du tout. On voit donc que le principe axiomatique lui-même est susceptible de variation, et que naturellement les axiomes sont susceptibles d’un semblable changement. Puisqu’ils sont variables, les vérités, auxquelles ils donnent naissance, sont aussi nécessairement variables, ou, en d’autres termes, sont telles, qu’il ne faut jamais s’y fier absolument, — puisque la Vérité et l’Immutabilité ne font qu’un.

Or, il est facile de comprendre qu’aucune idée axiomatique, aucune idée fondée sur le principe flottant de l’évidence de rapport, ne peut fournir, pour une construction quelconque de la Raison, une base aussi sûre, aussi solide, que cette idée (quelle qu’elle soit, n’importe où nous la puissions trouver, et si toutefois il est possible de la trouver quelque part), qui sera absolument indépendante, qui non-seulement ne présentera à l’esprit aucune évidence de rapport, grande ou petite, mais encore lui imposera la nécessité de n’en voir aucune. Si une telle idée n’est pas ce que nous appelons étourdiment un axiome, elle est au moins préférable, comme base logique, à tout axiome qui ait jamais été avancé, ou à tous les axiomes imaginables réunis ; — et telle est précisément l’idée par laquelle commence mon procédé de déduction, que l’induction corrobore si parfaitement. Ma particule propre n’est que l’absolue Indépendance. Pour résumer ce que j’ai avancé, je suis parti de ce point que j’ai considéré comme évident, à savoir que le Commencement n’avait rien derrière lui ni devant lui, — qu’il y avait eu en fait un Commencement, — que c’était un commencement et rien autre chose qu’un commencement, — bref que ce Commencement était… ce qu’il était. Si l’on veut que ce soit là une pure supposition, j’y consens.

Pour finir cette partie de mon sujet, je suis pleinement autorisé à déclarer que la Loi, que nous nommons habituellement Gravitation, existe en raison de ce que la Matière a été, à son origine, irradiée atomiquement, dans une sphère limitée[5] d’Espace, d’une Particule Propre, unique, individuelle, inconditionnelle, indépendante et absolue, selon le seul mode qui pouvait satisfaire à la fois aux deux conditions d’irradiation et de distribution généralement égale à travers la sphère, — c’est-à-dire par une force variant en proportion directe des carrés des distances comprises entre chacun des atomes irradiés et le centre spécial d’Irradiation.

J’ai déjà dit pour quelles raisons je présumais que la Matière avait été éparpillée par une force déterminée, plutôt que par une force continue ou infiniment continuée. D’abord, en supposant une force continue, nous ne pourrions comprendre aucune espèce de réaction ; et ensuite nous serions obligés d’accepter l’idée inadmissible d’une extension infinie de Matière. Sans nous appesantir sur l’impossibilité de cette conception, remarquons que l’extension infinie de la Matière est une idée qui, si elle n’est pas positivement contredite, du moins n’est pas du tout confirmée par les observations télescopiques ; — c’est un point à éclaircir plus tard ; et cette raison empirique qui nous fait croire que la Matière est originellement finie se trouve confirmée d’une manière non empirique. Ainsi, par exemple, en admettant, pour le moment, la possibilité de comprendre l’Espace rempli par les atomes irradiés, c’est-à-dire en admettant, autant que nous le pouvons, que la succession des atomes irradiés n’ait absolument pas de fin, il est suffisamment clair que, même après que la Volonté Divine s’est retirée d’eux et que la tendance à retourner vers l’Unité a eu, d’une manière abstraite, permission de se satisfaire, cette permission aurait été futile et inefficace, sans valeur pratique et sans effet quelconque. Aucune Réaction n’aurait pu avoir lieu ; aucun mouvement vers l’Unité n’aurait pu se faire ; aucune loi de Gravitation n’aurait pu s’établir.

Expliquons mieux la chose. Accordez que la tendance abstraite d’un atome quelconque vers un autre atome quelconque est le résultat inévitable de la diffusion de l’Unité normale, ou ce qui est la même chose, admettez qu’un atome donné quelconque se propose de se mouvoir dans une direction donnée quelconque, il est clair que, s’il y a une infinité d’atomes de tous les côtés de l’atome qui se propose de se mouvoir, il ne pourra jamais se mouvoir, dans la direction donnée, vers la satisfaction de sa tendance, en raison d’une tendance précisément égale et contre-balançante dans la direction diamétralement opposée. En d’autres termes, il y a exactement autant de tendances derrière que devant l’atome hésitant ; car c’est une pure sottise de dire qu’une ligne infinie est plus longue ou plus courte qu’une autre ligne infinie, ou qu’un nombre infini est plus gros ou plus petit qu’un autre nombre infini. Ainsi l’atome en question doit rester stationnaire à jamais. Dans les conditions impossibles que nous nous sommes efforcés de concevoir, simplement pour l’amour de la discussion, il n’y aurait eu aucune aggrégation de Matière, — ni étoiles, ni mondes, — rien qu’un Univers éternellement atomique et illogique. En effet, de quelque façon que vous considériez la chose, l’idée d’une Matière illimitée est non-seulement insoutenable, mais impossible et perturbatrice de tout ordre.

En nous figurant les atomes compris dans une sphère, nous concevons tout de suite une satisfaction possible pour la tendance à la réunion. Le résultat général de la tendance de chacun vers chacun étant une tendance de tous vers le centre, la marche générale de la condensation, ou le rapprochement, commence immédiatement, par un mouvement commun et simultané, avec la retraite de la Volition Divine ; les rapprochements individuels ou coalescences — non pas fusions — d’atome à atome étant sujets à des variations presque infinies dans le temps, le degré et la condition, en raison de l’excessive multiplicité de rapports produite par les différences de forme qui caractérisaient les atomes au moment où ils se séparaient de la Particule Propre ; produite également par l’inégalité particulière et subséquente de distance de chacun à chacun.

Ce que je désire faire entrer dans l’esprit du lecteur, c’est la certitude que, tout d’abord (la force diffusive ou Volition Divine s’étant retirée), de la condition des atomes telle que je l’ai décrite, ont dû, sur d’innombrables points à travers la sphère Universelle, naître d’innombrables agglomérations, caractérisées par d’innombrables différences spécifiques de forme, de grosseur, de nature essentielle, et de distance réciproque. Le développement de la Répulsion (Électricité) doit naturellement avoir commencé avec les premiers efforts particuliers vers l’Unité, et avoir marché constamment en raison de la Coalescence, — c’est-à-dire de la Condensation, ou, conséquemment, de l’Hétérogénéité.

Ainsi les deux Principes proprement dits, l’Attraction et la Répulsion, le Matériel et le Spirituel, s’accompagnent l’un l’autre dans la plus étroite confraternité. Ainsi le Corps et l’Âme marchent de concert.


VIII


Si maintenant, en imagination, nous choisissons, à travers la sphère Universelle, une quelconque de ces agglomérations considérées dans leurs phases primaires, et si nous supposons que cette agglomération commençante a eu lieu sur ce point où existe le centre de notre Soleil, ou plutôt où il existait originellement (car le Soleil change perpétuellement de position), nous nous rencontrerons infailliblement avec la plus magnifique des théories, et, pendant un certain temps au moins, nous avancerons avec elle, — je veux dire avec la Cosmogonie Laplace ; — quoique Cosmogonie soit un terme trop compréhensif pour l’objet dont l’auteur trait en réalité, qui est seulement la constitution de notre système solaire, c’est-à-dire d’un système parmi la myriade de systèmes analogues qui composent l’Univers proprement dit, — cette sphère Universelle, cet omni-compréhensif et absolu Kosmos qui forme le sujet de mon présent discours.

Laplace, se confinant dans une région évidemment limitée ; celle de notre système solaire, avec son entourage comparativement immédiat, et supposant purement, c’est-à-dire sans établir aucune base quelconque, par induction ou par déduction, une grande partie de ce que j’essayais tout à l’heure de fixer sur une base plus solide qu’une pure hypothèse ; — supposant, par exemple, la matière répandue (sans prétendre expliquer cette diffusion) à travers l’espace occupé par notre système, et même un peu au delà ; répandue à l’état de nébulosité hétérogène et obéissant à la loi toute-puissante de la Gravitation, dont il ne s’avise pas de conjecturer le principe ; — supposant toutes ces choses (qui sont parfaitement vraies, bien qu’il n’eût pas logiquement le droit de les supposer), Laplace, dis-je, a montré, dynamiquement et mathématiquement, que les résultats naissant forcément de telles circonstances sont ceux, et ceux-là seuls, que nous voyons manifestés dans la condition actuelle du système solaire.

Je m’explique. — Supposons que cette agglomération particulière dont nous avons parlé, celle qui a eu lieu au point marqué par le centre de notre Soleil, ait continué jusqu’à ce qu’une vaste quantité de matière nébuleuse y ait pris une forme à peu près sphérique ; son centre coïncidant évidemment avec le centre actuel ou plutôt le centre originel de notre Soleil, et sa périphérie s’étendant au delà de l’orbite de Neptune, la plus éloignée de nos planètes ; — en d’autres termes, supposons que le diamètre de cette sphère grossière ait été d’environ six mille millions de milles. Pendant des siècles, cette masse de matière a été se condensant, tant qu’à la longue elle a été réduite au volume que nous imaginons, ayant procédé graduellement depuis son état atomique et imperceptible jusqu’à ce que nous entendons par une nébulosité visible, palpable, ou appréciable d’une manière quelconque.

Or, la condition de cette masse implique une rotation autour d’un axe imaginaire, — rotation, qui, commençant avec les premiers symptômes d’agrégation, a depuis lors toujours acquis de la vélocité. Les deux premiers atomes qui se sont rencontrés, partant de points non diamétralement opposés, ont dû, se précipitant un peu au delà l’un de l’autre, former un noyau pour le mouvement rotatoire en question. Comment ce mouvement a augmenté en vélocité, on le voit aisément. Les deux atomes sont rejoints par d’autres ; — une agrégation est formée. La masse continue à tourner tout en se condensant. Mais tout atome situé à la circonférence subit naturellement un mouvement plus rapide qu’un atome placé plus près du centre. Néanmoins l’atome éloigné, avec sa vélocité supérieure, se rapproche du centre, portant avec lui cette vélocité supérieure à mesure qu’il avance. Ainsi chaque atome marchant vers le centre, et s’attachant finalement au centre de la condensation, ajoute quelque chose à la vélocité originelle de ce centre, c’est-à-dire accroît le mouvement rotatoire de la masse.

Supposons maintenant cette masse condensée à ce point qu’elle occupe précisément l’espace circonscrit par l’orbite de Neptune, et que la vélocité avec laquelle se meut, dans la rotation générale, la surface de la masse, soit précisément celle avec laquelle Neptune accomplit maintenant sa révolution autour du Soleil. À cette époque déterminée, nous comprenons que la force centrifuge constamment croissante, l’emportant sur la force centripète non croissante, a dû faire se dégager et se séparer les couches extérieures les moins condensées, à l’équateur de la sphère, là où prédominait la vélocité tangentielle ; de sorte que ces couches ont formé autour du corps principal un anneau indépendant circonvenant les régions équatoriales ; — juste comme la partie extérieure d’une meule, chassée par une excessive vélocité de rotation, formerait un anneau autour de la meule, si la solidité de la superficie n’y faisait obstacle ; mais si cette matière était du caoutchouc, ou toute autre d’une consistance à peu près semblable, le phénomène en question se manifesterait infailliblement.

L’anneau, chassé ainsi par la masse nébuleuse, a dû naturellement accomplir sa révolution, comme anneau individuel, juste avec la même vélocité qui le faisait tourner comme surface de la masse. En même temps, la condensation continuant toujours, l’intervalle entre l’anneau projeté et le corps principal a dû s’accroître sans cesse, tant qu’à la fin le premier s’est trouvé à une vaste distance du dernier.

Or, en admettant que l’anneau ait possédé, par quelque arrangement en apparence accidentel de ses éléments hétérogènes, une constitution presque uniforme, cet anneau, dans ces conditions, n’aurait jamais cessé de tourner autour du corps principal ; mais, comme on pouvait s’y attendre, il parait qu’il y a eu dans la disposition de ses éléments assez d’irrégularité pour les faire se grouper autour de centres d’une solidité supérieure ; et ainsi la forme annulaire a été détruite[6]. Sans aucun doute, la bande a été bientôt rompue en plusieurs morceaux, et l’un de ces morceaux, d’un volume plus considérable, a absorbé les autres en lui ; le tout s’est tassé, sphériquement, en une planète. Que ce dernier corps ait continué, comme planète, le mouvement de révolution qui le caractérisait quand il était anneau, cela est suffisamment évident ; et l’on voit aussi facilement qu’il a dû, de sa nouvelle condition de sphère, tirer un mouvement additionnel. Si nous considérons l’anneau comme n’étant pas encore rompu, nous voyons que sa partie extérieure, pendant que la totalité tourne autour du corps générateur, se meut avec plus de rapidité que sa partie intérieure. Donc, quand la rupture s’est faite, une partie dans chaque fragment a dû se mouvoir avec plus de vélocité que les autres. Le mouvement supérieur prédominant a dû faire tourner chaque fragment sur lui-même, c’est-à-dire lui imprimer une rotation ; et le sens de cette rotation a été naturellement le sens de la révolution d’où elle avait pris naissance. Tous les fragments ayant subi ladite rotation l’ont, en se réunissant, forcément communiquée à la planète formée par leur cohésion. Cette planète fut Neptune. Ses éléments continuant à se condenser, et la force centrifuge produite dans sa rotation l’emportant à la longue sur la forée centripète, comme nous l’avons vu dans le cas du globe générateur, un anneau a été également projeté de la surface équatoriale de cette planète ; cet anneau, presque uniforme dans sa constitution, a été rompu, et ses divers fragments, absorbés par le plus massif de tous, ont été collectivement sphérifiés en une lune. Le phénomène répété une seconde fois a donné pour résultat une seconde lune. Ainsi nous trouvons expliquée la planète Neptune avec les deux satellites qui raccompagnent.

En projetant de son équateur un anneau, le Soleil avait rétabli entre ses deux forces, centripète et centrifuge, l’équilibre rompu par le progrès de la condensation ; mais cette condensation continuant toujours, l’équilibre fut de nouveau troublé par suite de l’accroissement de la rotation. Pendant que la masse s’était rétrécie au point de n’occuper que juste l’espace sphérique circonscrit par l’orbite d’Uranus, la force centrifuge, cela se comprend, avait pris une influence assez grande pour nécessiter un nouveau soulagement. Conséquemment, une seconde bande équatoriale fut lancée, qui, n’étant pas d’une constitution uniforme, a été brisée, comme dans le cas précédent de Neptune ; les fragments tassés sont devenus la planète Uranus ; et la vélocité de sa révolution actuelle autour du Soleil nous donne évidemment la mesure de la vitesse rotatoire de la surface équatoriale du Soleil au moment de la séparation. Uranus, tirant sa rotation des rotations combinées des fragments auxquels il devait sa naissance, comme nous l’avons expliqué pour le cas précédent, projeta alors successivement des anneaux, dont chacun, se brisant, se modela en lune. Trois lunes, à différentes époques, furent formées de cette façon par la rupture et la sphérification d’autant d’anneaux distincts non uniformes dans leur constitution.

Pendant que le Soleil se réduisait à n’occuper que juste l’espace circonscrit par l’orbite de Saturne, nous devons supposer que la balance entre ses deux forces, centripète et centrifuge, avait été dérangée par l’accroissement de la vitesse rotatoire, résultat de la condensation, au point de nécessiter un troisième effort vers l’équilibre, et qu’une bande annulaire, comme dans les deux cas précédents, fut conséquemment lancée, qui, bientôt rompue par la non-uniformité de ses parties, se consolida pour devenir la planète Saturne. Cette dernière projeta d’abord sept bandes, qui, après s’être rompues, se sphérifièrent en autant de lunes ; mais elle paraît s’être subséquemment déchargée, à trois époques distinctes et peu éloignées l’une de l’autre, de trois anneaux dont la constitution se trouva, par un accident apparent, assez uniforme et assez solide pour ne fournir aucune occasion de rupture ; aussi ils continuent à tourner sous la forme d’anneaux. Je dis accident apparent ; car pour un accident dans le sens ordinaire, il n’y en eut évidemment aucun ; le terme ici s’applique simplement au résultat d’une loi indiscernable ou que nous ne pouvons pas immédiatement étudier.

Se réduisant toujours de plus en plus, jusqu’à n’occuper que l’espace circonscrit par l’orbite de Jupiter, le Soleil éprouva bientôt le besoin d’un nouvel effort pour restaurer l’équilibre de ses deux forces, perpétuellement dérangé par l’accroissement continu de la vitesse de rotation En conséquence Jupiter fut lancé hors du Soleil, passant de la condition annulaire à l’état planétaire, et, arrivé à ce second état, projeta à son tour, à quatre époques différentes, quatre anneaux, qui finalement se transformèrent en autant de lunes.

Se rétrécissant toujours, jusqu’à ce que sa sphère n’occupât que juste l’espace défini par l’orbite des Astéroïdes, le Soleil se déchargea d’un anneau qui parait avoir eu huit centres de solidité supérieure, et en se brisant, avoir produit huit fragments, dont pas un ne possédait une masse assez considérable pour absorber les autres. Tous conséquemment, comme planètes distinctes, mais comparativement petites, se mirent à tourner dans des orbites dont les distances respectives peuvent être, jusqu’à un certain point, considérées comme la mesure de la force qui les a séparés ; — toutes les orbites néanmoins se trouvant assez rapprochées pour nous permettre de les considérer comme une, en comparaison des autres orbites planétaires.

Le Soleil, se réduisant toujours et ne remplissant plus que juste l’orbite de Mars, se déchargea alors de cette planète par le mode déjà si souvent décrit. Toutefois, puisqu’il n’a pas de lune, Mars n’a pas pu engendrer d’anneau. En fait, une phase se produisait dans la carrière du corps générateur, centre de tout le système. La décroissance de sa nébulosité, qui était en même temps l’accroissement de sa condensation, duquel résultait la constante rupture de l’équilibre, a dû, à partir de cette époque, atteindre un point où les efforts pour le rétablissement de cet équilibre ont été de plus en plus inefficaces, juste à mesure qu’ils étaient moins fréquemment nécessaires. Ainsi les phénomènes dont nous avons parlé ont dû donner partout des signes d’épuisement, — dans les planètes d’abord, et ensuite dans la masse génératrice. Ne tombons pas dans cette erreur qui suppose que le décroissement d’intervalle observé entre les planètes, à mesure qu’elles se rapprochent du Soleil, est en quelque sorte un indice de fréquence croissante dans les crises qui leur ont donné naissance. C’est justement l’inverse qui doit être supposé. Le plus long intervalle de temps a dû séparer les émissions des deux planètes intérieures, et le plus court la naissance des deux extérieures. Mais la diminution d’espace est la mesure de la densité du Soleil, et en même temps elle est en raison inverse de son aptitude à la condensation dans tout le cours des phénomènes dont nous avons fait l’histoire.

Cependant, s’étant réduit jusqu’à ne plus remplir que l’orbite de notre Terre, la sphère-mère a chassé hors d’elle-même encore un autre corps, — la Terre, — dans une condition de nébulosité qui a permis à ce corps de se décharger à son tour d’un autre corps qui est notre Lune. Mais là se sont arrêtées les formations lunaires.

Finalement, se confinant aux orbites, d’abord de Vénus et ensuite de Mercure, le Soleil a lancé ces deux planètes intérieures ; ni l’une ni l’autre n’a engendré de lune.

Ainsi, de son volume originel, ou, pour parler plus exactement, de la condition sous laquelle nous l’avons d’abord considéré, c’est-à-dire d’une masse nébuleuse à peu près sphérique possédant certainement un diamètre de plus de cinq mille six cents millions de milles, le grand astre central, origine de notre système solaire-planétaire-lunaire, s’est graduellement réduit, obéissant à la loi de la Gravitation, à un globe d’un diamètre de huit cent quatre-vingt-deux mille milles seulement ; mais il ne s’ensuit pas du tout que sa condensation soit absolument complète, ou qu’il ne possède plus la puissance de projeter encore une planète.


IX


Je viens de donner, avec son contour général seulement, mais aussi avec tout le détail nécessaire pour l’intelligence, un tableau de la Théorie cosmogonique de Laplace telle que son auteur lui-même l’a conçue. De quelque point de vue que nous la considérions, nous la trouvons magnifiquement vraie. Elle est immensément trop belle pour ne pas contenir la Vérité comme caractère essentiel ; — et en disant cela je suis profondément sérieux. Dans la révolution des satellites d’Uranus apparaît quelque chose qui semble contredire les hypothèses de Laplace ; mais que cette unique inconsistance puisse infirmer une théorie construite avec un million de consistances intimement reliées entre elles, c’est là une idée qui n’est bonne que pour les esprits fantasques. En prophétisant audacieusement que l’anomalie apparente dont je parle deviendra, tôt ou tard, une des confirmations les pus fortes possibles de l’hypothèse générale, je ne prétends à aucun don spécial de divination ; car, au contraire, ce qui serait vraiment difficile, ce serait de ne pas pressentir cette découverte[7].

Les corps projetés par le mode en question ont dû, comme on l’a vu, transformer la rotation superficielle des globes, d’où ils tiraient leur origine, en une révolution d’une vélocité égale autour de ces globes devenus centres distants ; et la révolution ainsi engendrée continuera tant que la force centripète, qui est celle par laquelle le corps projeté gravite vers son générateur, ne sera ni plus ni moins grande que la force par laquelle il a été projeté, c’est-à-dire la vélocité centrifuge, ou, plus proprement, tangentielle. Cependant, par l’unité d’origine de ces deux forces, nous pouvions deviner ce qu’elles sont en effet, — l’une contre-balançant exactement l’autre. En réalité, n’avons-nous pas démontré que le fait de la projection du corps n’avait eu lieu que pour la conservation de l’équilibre ?

Toutefois, après avoir rapporté la force centripète à la loi toute-puissante de la Gravitation, il a été d’usage, dans les traités astronomiques, de chercher au delà des limites de la pure Nature, c’est-à-dire au delà d’une cause secondaire, l’explication du phénomène de la vélocité tangentielle. On attribue directement cette dernière à une Cause Première, à Dieu lui-même. La force qui emporte un corps stellaire autour de la planète principale tire, nous dit-on, son origine d’une impulsion donnée immédiatement par le doigt de la Divinité elle-même ; car telle est la phraséologie enfantine usitée dans ce cas. À ce point de vue, les planètes, parfaitement formées, ont été lancées par la main de Dieu, vers une position voisine des soleils, avec une force mathématiquement proportionnée à la masse ou puissance attractive des soleils eux-mêmes. Une idée si grossière, si antiphilosophique, et pourtant si tranquillement adoptée, n’a pu naître que de la difficulté de rendre autrement compte de la proportion exacte qui existe entre deux forces en apparence indépendantes l’une de l’autre, la force centripète et la force centrifuge. Mais on devrait se rappeler que pendant un long temps la coïncidence de la rotation de la Lune avec sa révolution sidérale, deux choses en apparence bien plus indépendantes l’une de l’autre que celles maintenant en question, a été considérée comme un fait positivement miraculeux ; et qu’il y avait, même parmi les astronomes, une singulière disposition à attribuer cette merveille à l’agence directe et continue de Dieu, qui dans ce cas, disait-on, avait jugé nécessaire d’intercaler, à travers ses lois générales, une série de règles subsidiaires, dans le but de cacher à tout jamais aux yeux des mortels la splendeur, ou peut-être l’horreur de l’autre côté de la Lune, — de ce mystérieux hémisphère qui a toujours évité et doit toujours éviter la curiosité télescopique de l’homme. Les progrès de la Science, toutefois, ont bientôt démontré, — ce qui pour l’instinct philosophique n’avait pas besoin de démonstration, — que l’un des deux mouvements n’est qu’une partie de l’autre, — ce qui est mieux encore qu’une conséquence.

Pour ma part, je me sens irrité par des conceptions à la fois aussi timides, aussi vaines et aussi fantasques. Elles viennent d’une absolue couardise de pensée. Que la Nature et que le Dieu de la Nature soient distincts, aucun être pensant n’en peut longtemps douter. Par la Nature nous entendons simplement les lois de Dieu. Mais dans l’idée de Dieu, avec son omnipotence et son omniscience, nous faisons entrer aussi l’idée de l’infaillibilité de ses lois. Pour Lui, il n’y a ni Passé ni Futur ; pour Lui, tout est Présent ; donc, ne l’insultons-nous pas en supposant que ses lois puissent n’être pas faites en prévision de toutes les contingences possibles ? Ou plutôt, quelle idée pouvons-nous avoir d’une contingence possible quelconque, qui ne soit à la fois le résultat et la manifestation de ses lois ? Celui qui, se dépouillant de tout préjugé, aura le rare courage de penser absolument par lui-même ne pourra pas ne pas arriver à la finale condensation des lois en une Loi, — ne pourra pas ne pas aboutir à cette conclusion : que chaque loi de la Nature dépend en tous points de toutes les autres lois, et que toutes ne sont que les conséquences d’un exercice primitif de la Volonté Divine. Tel est le principe de la Cosmogonie que j’essaye, avec toute la déférence nécessaire, de suggérer et de soutenir ici.

D’après ce point de vue, chassant, comme frivole et même comme impie, cette idée, que la force tangentielle a pu être communiquée directement aux planètes par le doigt de Dieu, je considère cette force comme naissant de la rotation des astres ; — cette rotation comme amenée par l’impétuosité des atomes primitifs se précipitant vers leurs centres respectifs d’aggrégation ; — cette impétuosité comme la conséquence de la loi de la Gravitation ; — cette loi comme le mode par lequel devait nécessairement se manifester la tendance des atomes à retourner à la non-particularité ; — cette tendance au retour comme la réaction inévitable de l’Acte premier, le plus sublime de tous, celui par lequel un Dieu, existant par lui-même et existant seul, est devenu, par la force de sa volonté, tous les êtres à la fois, pendant que tous les êtres devenaient ainsi une partie de Dieu.

Les hypothèses fondamentales de ce traité impliquent nécessairement certaines modifications importantes de la Théorie telle qu’elle nous est présentée par Laplace. J’ai considéré la force répulsive comme ayant pour but de prévenir le contact entre les atomes, et comme se produisant en raison du rapprochement, c’est-à-dire en raison de la condensation. En d’autres termes, l’Électricité, avec ses phénomènes compliqués, chaleur, lumière et magnétisme, doit procéder comme procède la condensation, et, naturellement, en raison inverse de la destinée, c’est-à-dire la cessation de la condensation. Ainsi le Soleil, dans le cours de son aggrégation, a dû, la répulsion se développant, devenir excessivement chaud, — incandescent peut-être ; et nous comprenons comment l’émission de ses anneaux a dû être matériellement facilitée par la légère incrustation de sa surface, résultat du refroidissement. Mainte expérience vulgaire nous montre comme une croûte analogue se détache facilement, par suite de l’hétérogénéité, de la masse intérieure. Mais, à chaque émission successive de surface durcie, la nouvelle surface apparaîtrait incandescente comme auparavant ; et l’époque où elle se serait de nouveau suffisamment durcie pour se détacher et s’éloigner facilement peut être considérée comme coïncidant exactement avec celle où la masse entière aurait besoin d’un nouvel effort pour rétablir l’équilibre de ses deux forces, dérangé par la condensation. En d’autres termes, quand l’influence électrique (la Répulsion) a définitivement préparé la surface à se détacher, l’influence de la Gravitation (l’Attraction) s’est trouvée prête à la rejeter. Ici donc, comme toujours, comme partout, nous voyons que le Corps et l’Âme marchent de concert.

Ces idées sont confirmées en tous points par l’expérience. Puisque la condensation ne peut jamais, dans aucun corps, être considérée comme absolument finie, nous pouvons prévoir que toutes les fois qu’il nous sera permis de vérifier le cas, nous trouverons des indices de luminosité dans tous les corps stellaires, dans les lunes et les planètes aussi bien que dans les soleils, Que notre Lune soit fortement lumineuse par elle-même, nous le voyons à chaque éclipse totale, alors qu’elle devrait disparaître s’il n’en était pas ainsi. Sur la partie sombre du satellite nous observons aussi, pendant ses phases, des traînées de lumière comme nos propres Aurores ; et il est évident que celles-ci, avec tous nos phénomènes divers proprement dits électriques, sans parler d’aucune clarté plus constante, doivent donner à notre Terre, pour un habitant de la Lune, une certaine apparence de luminosité. En réalité, nous devons considérer tous les phénomènes en question comme de simples manifestations, différentes en modes et en degrés, d’une condensation de la Terre faiblement continuée.

Si mes vues sont justes, attendons-nous à trouver les planètes plus récentes, — c’est-à-dire celles qui sont plus près du Soleil, — plus lumineuses que celles qui sont plus éloignées et d’une origine plus ancienne. L’éclat excessif de Vénus (qui, durant ses phases, laisse voir sur ses parties sombres de fréquentes Aurores) ne semble pas suffisamment expliqué par sa proximité de l’astre central. Cette planète est, sans doute, vivement lumineuse par elle-même, bien qu’elle le soit moins que Mercure, pendant que la luminosité de Neptune se trouve comparativement réduite à rien.

Mes idées étant admises, il est clair que du moment où le Soleil s’est déchargé d’un anneau, il a dû subir une diminution continue de lumière et de chaleur en raison de l’incrustation continue de sa surface ; et qu’une époque a dû venir, époque précédant immédiatement une nouvelle décharge, où la diminution de la lumière et de la chaleur a été matériellement très-sensible. Or nous savons qu’il est resté de ces changements des traces faciles à reconnaître. Sur les îles Melville, pour ne prendre qu’un exemple entre cent, nous trouvons des témoignages d’une végétation plus que tropicale, des traces de plantes qui n’auraient jamais pu fleurir sans une chaleur et une lumière immensément plus grandes que celles que notre Soleil peut actuellement donner à aucune partie de la Terre. Devons-nous rapporter cette végétation à l’époque qui a suivi immédiatement l’émission de la planète Vénus ? À cette époque a dû se produire pour nous la plus grande somme d’influence solaire, et cette influence a dû, dans le fait, atteindre alors son maximum ; naturellement nous négligeons la période de l’émission de la Terre, qui fut sa période de simple organisation.

D’autre part, nous savons qu’il existe des soleils non lumineux, c’est-à-dire des soleils dont nous déterminons l’existence par les mouvements des autres, mais dont la luminosité n’est pas suffisante pour agir sur nous. Ces soleils sont-ils invisibles simplement à cause de la longueur de temps écoulé depuis qu’ils ont produit une planète ? Et en revanche, ne pouvons-nous pas, au moins dans de certains cas, expliquer les apparitions soudaines de soleils sur des points où nous n’en avions pas jusqu’à présent soupçonné l’existence, en supposant qu’ayant tourné avec des surfaces durcies pendant les quelques milliers d’années qui composent notre histoire astronomique, ils ont pu enfin, après avoir produit un nouvel astre secondaire, déployer les splendeurs de leur partie intérieure toujours incandescente ? Quant au fait bien certain de l’accroissement proportionnel de chaleur à mesure que nous pénétrons dans l’intérieur de la Terre, il suffit de le rappeler en passant, et il sert à corroborer aussi fortement que possible tout ce que j’ai dit sur le sujet actuellement en question.

En parlant de l’influence répulsive ou électrique, je faisais observer tout à l’heure que les phénomènes importants de vitalité, de conscience et de pensée, étudiés soit dans leur généralité, soit dans leur détail, semblaient procéder en raison de l’hétérogénéité. Je disais aussi que je reviendrais sur cette idée ; et c’est ici, je crois, le moment de le faire. Si nous regardons d’abord la chose dans le détail, nous voyons que ce n’est pas seulement la manifestation de la vitalité, mais aussi son importance, ses conséquences et l’élévation de son caractère, qui sont en parfait accord avec l’hétérogénéité, ou complexité, de la structure animale. Si nous examinons maintenant la question dans sa généralité, et si nous en référons aux premiers mouvements des atomes vers une constitution massive, nous voyons que l’hétérogénéité est toujours en proportion de la condensation, par qui elle a été directement amenée. Nous arrivons ainsi à cette proposition, que l’importance du développement de la vitalité terrestre procède en raison égale de la condensation terrestre.

Or ceci est en accord précis avec ce que nous savons de la succession des animaux sur la Terre. À mesure que celle-ci s’est condensée, des races de plus en plus perfectionnées ont apparu. Est-il impossible que les révolutions géologiques successives qui ont accompagné, si elles ne les ont pas immédiatement causées, ces élévations successives du caractère de vitalité, — est-il improbable que ces révolutions elles-mêmes aient été produites par les décharges planétaires successives du Soleil, — en d’autres termes, par les variations successives de l’influence du Soleil sur la Terre ? Si cette idée paraît juste, il n’est pas déraisonnable de supposer que la décharge d’une nouvelle planète, plus proche du centre que Mercure, puisse amener une nouvelle modification de la surface terrestre, — modification d’où tirerait sa naissance une race matériellement et spirituellement supérieure à l’Homme. Ces pensées me frappent avec toute la force de la vérité, mais je ne les émets ici qu’en tant que pures suggestions.

La Théorie de Laplace a reçu récemment, par les mains du philosophe Comte, une confirmation plus forte encore qu’il n’était nécessaire. Ainsi ces deux savants ensemble ont montré, — non pas, certainement, que la Matière ait positivement existé, à une époque quelconque, à l’état de diffusion nébuleuse, tel que nous l’avons décrit, — mais que, si l’on veut bien admettre qu’elle ait ainsi existé dans tout l’espace et bien au delà de l’espace occupé maintenant par notre système solaire, et qu’elle ait commencé un mouvement vers un centre, — ils ont démontré, dis-je, que dans ce cas elle a dû adopter les formes variées et les mouvements que nous voyons maintenant se développer dans ce système. Une démonstration telle que celle-ci, dynamique et mathématique, aussi complète qu’une démonstration peut l’être, incontestable et incontestée, excepté peut-être par la secte impuissante et pitoyable des douteurs de profession, simples fous qui nient la loi newtonienne de la Gravitation, sur laquelle sont basés les résultats des mathématiciens français, — une démonstration telle que celle-là doit, pour beaucoup d’intelligences (et pour la mienne il en est ainsi), confirmer l’hypothèse cosmique sur laquelle elle s’appuie.

Que la démonstration ne prouve pas l’hypothèse, selon le sens ordinaire attribué au mot preuve, naturellement je l’admets. Montrer que certains résultats existants, que certains faits reconnus peuvent être, même mathématiquement, expliqués par une certaine hypothèse, ce n’est pas établir l’hypothèse elle-même. En d’autres termes, montrer que certaines données ont pu et même ont engendrer certain résultat existant, n’est pas suffisant pour prouver que ce résultat est la conséquence des données en question ; il faut encore démontrer qu’il n’existe pas et qu’il ne peut pas exister d’autres données capables de donner naissance au même résultat. Mais dans le cas actuellement en discussion, bien que tout le monde doive reconnaître l’absence de ce que nous avons l’habitude d’appeler preuve, il y a cependant beaucoup d’esprits, et ceux-là de l’ordre le plus élevé, pour qui aucune preuve n’ajouterait un iota de certitude. Sans entrer dans des détails qui touchent au domaine nuageux de la métaphysique, je puis faire observer que dans des cas semblables la force de conviction sera toujours, pour les véritables penseurs, proportionnée à la somme de complexité comprise entre l’hypothèse et le résultat. Soyons moins abstrait : — la quantité de complexité reconnue dans les conditions cosmiques, en augmentant proportionnellement la difficulté d’expliquer toutes ces conditions, fortifie en même temps, et dans la même proportion, notre confiance dans l’hypothèse qui nous sert à nous en rendre compte d’une manière satisfaisante ; — et comme on ne peut pas concevoir une complexité plus grande que celle des conditions astronomiques, de même il ne peut pas exister de conviction plus forte, pour mon esprit du moins, que celle fournie par une hypothèse qui, non-seulement concilie ces conditions avec une exactitude mathématique et les réduit en un tout consistant et intelligible, mais encore se trouve être la seule hypothèse au moyen de laquelle l’esprit humain ait jamais pu s’en rendre compte.

Une opinion très-mal fondée a récemment pris cours dans le monde et même dans les cercles scientifiques, à savoir que ladite Théorie Cosmogonique avait été renversée. Cette imagination est née du compte rendu de certaines observations récentes faites, à l’aide du grand télescope de Cincinnati et du célèbre instrument de lord Rosse, dans ces parties du ciel qui ont été jusqu’à ce jour appelées nébuleuses. Certaines taches du firmament, qui présentaient, même dans les plus puissants de nos vieux télescopes, une apparence de nébulosité ou de brume, avaient été regardées pendant longtemps comme une confirmation de la théorie de Laplace. On les prenait pour des étoiles subissant cette condensation dont j’ai essayé de décrire les modes. Ainsi on supposait que nous possédions la preuve oculaire de la vérité de l’hypothèse, — preuve qui, pour le dire en passant, s’est toujours trouvée sujette à controverse ; et quoique, de temps à autre, certains perfectionnements télescopiques nous permissent de voir qu’une tache, çà et là, que nous avions classée parmi les nébuleuses, n’était en réalité qu’un groupe d’étoiles tirant simplement son caractère nébuleux de l’immensité de la distance, toutefois on ne pensait pas qu’un doute pût exister relativement à la nébulosité positive d’autres masses nombreuses, véritables places-fortes des nébulistes, qui semblaient défier tout effort de ségrégation. De ces dernières, la plus intéressante était la grande nébuleuse dans la constellation d’Orion ; mais celle-ci, examinée à travers les magnifiques télescopes modernes, se trouva résolue en une simple collection d’étoiles. Or, ce fait fut généralement accepté comme concluant contre l’Hypothèse Cosmique de Laplace ; et à l’annonce des découvertes en question, le défenseur le plus enthousiaste, le vulgarisateur le plus éloquent de la théorie, le docteur Nichol, alla jusqu’à admettre la nécessité d’abandonner une idée qui avait fait la matière de son plus honorable livre[8].

Plusieurs de mes lecteurs seront sans doute portés à dire que le résultat de ces nouvelles investigations a au moins une forte tendance à renverser l’hypothèse, tandis que d’autres, plus réfléchis, insinueront seulement que, bien que la théorie ne soit nullement détruite par la ségrégation desdites nébuleuses, cependant l’impossibilité d’opérer cette ségrégation, même avec de si puissants instruments, aurait servi à corroborer triomphalement la théorie ; et ces derniers seront peut-être surpris de m’entendre dire que je n’adopte même pas leur opinion. Si les propositions de ce discours ont été bien comprises, on verra qu’à mon point de vue l’impossibilité d’opérer la ségrégation aurait servi à réfuter plutôt qu’à confirmer l’Hypothèse cosmique.

Je m’explique : — Nous pouvons considérer comme démontrée la Loi newtonienne de la Gravitation. Cette loi, on s’en souvient, je l’ai attribuée à la réaction du premier Acte divin, — à une réaction dans l’exercice de la Volition Divine, ayant à surmonter temporairement une difficulté. Cette difficulté, c’était de transformer forcément le normal en anormal, — de contraindre ce qui dans sa condition originelle et légitime, était Un à se soumettre à la condition vicieuse de Pluralité. C’est seulement en supposant la difficulté temporairement vaincue que nous pouvons comprendre une réaction. Il n’y aurait eu aucune réaction, si l’acte avait été infiniment continué. Tant que l’acte a duré, aucune réaction, évidemment, n’a pu commencer ; en d’autres termes, aucune gravitation n’a pu avoir lieu ; — car nous avons admis que l’une n’était que la manifestation de l’autre. Mais la gravitation a eu lieu ; donc l’acte de la Création avait cessé ; et, la gravitation s’étant manifestée depuis un long temps, il faut en conclure que l’acte de la Création a cessé aussi depuis un long temps. Nous ne pouvons donc pas espérer l’occasion d’observer les procédés primitifs de la Création ; et la condition de nébulosité, comme nous l’avons expliqué, fait partie de ces procédés primitifs.

De ce que nous savons de la marche de la lumière nous tirons la preuve directe que les étoiles les plus éloignées existent, sous leur forme actuellement visible, depuis un nombre inconcevable d’années. Il faut donc remonter dans le passé au moins jusqu’à la période où ces étoiles subirent la condensation, pour marquer l’époque où commença l’opération qui a constitué les masses. Si, d’un côté, nous concevons cette opération comme continuant encore dans le cas de certaines nébuleuses, de l’autre, nous voyons qu’en beaucoup d’autres cas elle est complétement finie, et c’est ce qui nous jette forcément dans des hypothèses pour lesquelles aucune base réelle ne nous est offerte ; — nous sommes obligés d’imposer à la Raison révoltée l’idée blasphématoire d’une interposition spéciale ; — de supposer que, dans les cas particuliers de ces nébuleuses, un Dieu infaillible a jugé nécessaire d’introduire certains règlements supplémentaires, certains perfectionnements de la loi générale, certaines retouches et corrections, en un mot, qui ont eu pour effet de reculer l’achèvement de ces étoiles particulières, pendant des siècles innombrables, au delà de l’ère qui avait suffi non-seulement pour parfaire la constitution des autres corps stellaires, mais même pour les doter d’une vieillesse chenue et déjà inexprimable.

Sans doute on peut objecter immédiatement que, puisque la lumière grâce à laquelle nous percevons ces nébuleuses est simplement celle qui s’est détachée de leur surface depuis un nombre immense d’années, les progrès de création observés actuellement, ou que nous supposons observés actuellement, ne sont pas en réalité des progrès actuels, mais les fantômes des progrès accomplis dans un passé déjà lointain ; — ce qui est un raisonnement absolument semblable à celui que j’ai affirmé relativement à tous les progrès tendant à la constitution des autres masses.

À ceci je réponds que la condition actuellement observée des corps condensés n’est pas non plus leur condition actuelle, mais une déjà obtenue dans le passé ; de sorte que mon argument tiré de la condition relative des étoiles et des nébuleuses n’est en aucune manière infirmé. En outre, ceux qui affirment l’existence des nébuleuses ne placent pas la nébulosité à une extrême distance ; ils déclarent que c’est une nébulosité réelle et non pas perspective. Si nous concevons qu’une masse nébuleuse puisse être, en quelque façon, visible, nous devons la concevoir comme placée très-près de nous, en comparaison des étoiles solidifiées que les télescopes modernes présentent à notre vue. Affirmer que les apparences en question sont de réelles nébuleuses, c’est affirmer, pour notre point de vue, leur proximité relative. Donc leur condition, telle qu’elle se montre maintenant à nous, doit être rapportée à une époque bien moins éloignée que celle à laquelle nous rapportons la condition actuellement observée de la majorité au moins des étoiles. — Pour finir en un mot, si l’Astronomie pouvait démontrer l’existence d’une nébuleuse, dans le sens qu’on donne présentement à ce terme, je considérerais la Théorie Cosmogonique, non pas comme fortifiée par cette démonstration, mais comme irréparablement renversée.

Cependant, pour ne rendre à César que juste ce qui appartient à César, qu’il me soit permis de faire observer que l’hypothèse qui a conduit Laplace à un si glorieux résultat semble lui avoir été, en grande partie, suggérée par une fausse conception, — par cette même fausse conception dont nous venons de parler, — par la méprise générale relative au caractère des prétendues nébuleuses. Lui aussi, il supposait qu’elles étaient en réalité ce qu’implique leur désignation. Le fait est que ce grand homme avait, très-justement, une foi médiocre dans ses propres facultés de perception ; Ainsi, relativement à l’existence positive des nébuleuses, existence si présomptueusement affirmée par les astronomes ses contemporains, il s’appuyait bien moins sur ce qu’il voyait que sur ce qu’il entendait dire.

On verra que les seules objections valables qu’on puisse opposer à sa théorie sont celles faites à l’hypothèse prise en elle-même, à ce qui l’a suggérée et non à ce qu’elle suggère, aux propositions qui l’accompagnent plutôt qu’à ses résultats. La supposition la moins justifiée de Laplace consiste à donner aux atomes un mouvement vers un centre, malgré qu’il comprenne évidemment les atomes comme s’étendant, dans une succession illimitée, à travers l’espace universel. J’ai déjà montré qu’avec de telles donnée aucun mouvement n’aurait pu avoir lieu ; ainsi Laplace, pour supposer un mouvement, se place sur une base aussi peu philosophique qu’elle est inutile pour établir ce qu’il voulait établir.

Son idée originale semble avoir été un composé des vrais atomes d’Épicure et des pseudo-nébuleuses de ses contemporains ; et ainsi sa théorie se présente à nous avec la singulière anomalie d’une vérité absolue, déduite, comme résultat mathématique, d’une création hybride de l’imagination antique mariée au sens obtus moderne. La force réelle de Laplace consistait, en somme, dans un instinct mathématique presque miraculeux ; c’était là-dessus qu’il s’appuyait ; jamais cet instinct ne lui a manqué ; jamais il ne l’a trompé. Dans le cas de la Cosmogonie, il l’a conduit, les yeux bandés, à travers un labyrinthe d’Erreur, vers un des plus lumineux et des plus prodigieux temples de Vérité.


X


Imaginons, pour le moment, que l’anneau projeté le premier par le Soleil, c’est-à-dire l’anneau qui, en se brisant, a constitué Neptune, ne se soit brisé que lors de la projection de l’anneau qui a donné naissance à Uranus ; que ce dernier anneau, de son côté, soit resté intact jusqu’à l’émission de celui dont est né Saturne ; que ce dernier, à son tour, ait gardé sa forme entière jusqu’à l’émission de celui qui a été l’origine de Jupiter, et ainsi de suite. Imaginons, en un mot, qu’aucune rupture n’ait eu lieu parmi les anneaux jusqu’à la projection finale de celui qui a donné naissance à Mercure. Nous créons ainsi pour l’œil de l’esprit une série de cercles concentriques coexistants, et les considérant en eux-mêmes aussi bien que dans le mode suivant lequel, selon l’hypothèse de Laplace, ils ont été engendrés, nous apercevons tout d’abord une très-singulière analogie entre les couches atomiques et le mode d’irradiation originelle tel que je l’ai décrit. Est-il impossible, en mesurant les forces respectives qui ont projeté successivement chaque cercle planétaire, c’est-à-dire en mesurant la force excédante successive de rotation par rapport à la force de gravitation, laquelle a occasionné les éruptions successives, de trouver l’analogie en question plus décidément confirmée ? Est-il improbable que nous découvrions que ces forces ont varié, — comme dans l’irradiation originelle, — proportionnellement avec les carrés des distances ?

Notre système solaire, consistant principalement en un Soleil, avec seize planètes à coup sûr, et peut-être un peu plus, qui roulent autour de lui à des distances variées, et qui sont accompagnées certainement de dix-sept lunes, mais très-probablement de quelques autres, doit être maintenant considéré comme un des types de ces agglomérations innombrables qui ont commencé à se produire à travers la Sphère Universelle, lorsque s’est retirée la Volonté Divine. Je veux dire que nous avons à considérer notre système solaire comme fournissant un cas générique de ces agglomérations, ou, plus correctement, des conditions ultérieures auxquelles elles sont parvenues. Si nous fixons notre attention sur l’idée qui a présidé au dessein du Tout-Puissant, à savoir la plus grande somme possible de rapports et la précaution prise pour atteindre le but avec la différence de formes dans les atomes originels et l’inégalité particulière de distance, nous verrons qu’il est impossible de supposer même une minute que deux seulement de ces agglomérations commençantes soient arrivées à la fin précisément au même résultat. Nous serons plutôt inclinés à penser qu’il n’y a pas dans tout l’Univers deux corps stellaires, soleils, planètes ou lunes, qui soient semblables dans le particulier, malgré que tous le soient dans le général. Encore moins pouvons-nous imaginer que deux assemblages de tels corps, deux systèmes quelconques, puissent avoir une ressemblance plus que générale[9]. Nos télescopes, sur ce point, confirment parfaitement nos déductions. Prenant donc notre système solaire comme type approchant ou général de tous les autres, nous sommes arrivés assez avant dans notre thème pour considérer l’Univers sous l’aspect d’un espace sphérique à travers lequel, disséminée avec une égalité purement générale, existe une certaine quantité de systèmes ayant entre eux une ressemblance purement générale.

Élargissant maintenant nos conceptions, regardons chacun de ces systèmes comme étant en lui-même un atome, ce qu’il est en réalité, quand nous ne le considérons que comme une des innombrables myriades de systèmes qui constituent l’Univers. Les prenant donc tous pour des atomes colossaux, chacun étant doué de la même indestructible tendance à l’Unité qui caractérise les atomes réels dont il est composé, nous entrons tout de suite dans un ordre nouveau d’agrégations. Les plus petits systèmes, placés dans le voisinage d’un plus grand, devront inévitablement s’en rapprocher de plus en plus. Ici il s’en rassemblera un millier, là un million ; ici peut-être un trillion, — laissant ainsi autour d’eux d’incommensurables vides dans l’espace. Et si maintenant on demande pourquoi, dans le cas de ces systèmes, de ces véritables atomes titaniques (je parle simplement d’un assemblage, et non, comme dans le cas des atomes positifs, d’une agglomération plus ou moins consolidée), si on demande pourquoi je ne pousse pas ma suggestion jusqu’à sa conclusion légitime, pourquoi je ne décris pas ces assemblages de systèmes-atomes se précipitant et se consolidant en sphères, se condensant chacun en un magnifique soleil, je réponds que ce sont là de simples mellonta, et que je ne fais que m’arrêter un instant sur le seuil terrifiant du Futur. Pour le présent, nous appelons ces assemblages des groupes, et nous les voyons dans leur état commençant de consolidation. Leur consolidation absolue est encore à venir.

Nous voici arrivés à un point d’où nous contemplons l’Univers comme un espace sphérique, parsemé inégalement de groupes. Observez que je préfère ici l’adverbe inégalement à cette phrase déjà employée : « avec une égalité purement générale. » Il est évident en fait que l’égalité de distribution diminuera en raison du progrès de l’agglomération, c’est-à-dire à mesure que les choses diminueront en nombre. Ainsi l’accroissement de l’inégalité, accroissement qui devra continuer jusqu’à une époque plus ou moins lointaine, où la plus grosse agglomération absorbera toutes les autres, ne peut être considéré que comme un symptôme confirmatif de la tendance à l’Unité.

Enfin ici il peut paraître bon de s’enquérir si les faits acquis de l’Astronomie confirment l’arrangement général que j’ai, par déduction, imposé aux mondes célestes. Or, cela est confirmé, et entièrement. L’observation télescopique, guidée par les lois de la perspective, nous permet de voir que l’Univers perceptible existe comme un groupe de groupes irrégulièrement disposés.


XI


Les groupes dont est composé cet universel groupe de groupes sont simplement ce que nous avons coutume de nommer nébuleuses, et parmi ces nébuleuses il en est une qui est pour l’humanité d’un intérêt suprême. Je veux parler de la Galaxie ou Voie Lactée. Elle nous intéresse, d’abord et évidemment, en raison de sa grande supériorité, par son volume apparent, non-seulement sur tout autre groupe du firmament, mais même sur tous les autres groupes pris ensemble. Le plus grand de ces derniers n’occupe comparativement qu’un point dans l’espace et ne se laisse voir distinctement qu’à l’aide du télescope. La Galaxie traverse tout le ciel et se montre brillante à l’œil nu. Mais elle intéresse l’homme particulièrement, quoique moins immédiatement, en ce qu’elle fait partie de la région où il est situé ; de la région de la Terre sur laquelle il vit, de la région du Soleil autour duquel tourne cette Terre, de la région de tout le système d’astres dont le Soleil est le centre et l’astre principal, la Terre, un des seize secondaires ou une des planètes, la Lune, un des dix-sept tertiaires ou satellites. La Galaxie, je le répète, n’est qu’un des groupes dont j’ai parlé, une de ces prétendues nébuleuses, qui ne se révèlent à nous quelquefois qu’à l’aide du télescope, et comme de faibles taches brumeuses dans différentes parties du ciel. Nous n’avons aucune raison de supposer que la Voie Lactée soit en réalité plus vaste que la moindre de ces nébuleuses. Sa grande supériorité de volume n’est qu’apparente, et vient de sa position relativement à nous, c’est-à-dire de notre position à nous qui en occupons le milieu. Quelque étrange que cette assertion puisse paraître tout d’abord à ceux qui ne sont pas versés dans l’Astronomie, l’astronome, lui, n’hésite pas à affirmer que nous sommes placés au milieu de cette inconcevable multitude d’étoiles, de soleils, de systèmes qui constituent la Galaxie. En outre, non-seulement nous avons, non-seulement notre Soleil a le droit de revendiquer la Galaxie comme étant son groupe spécial ; mais on peut dire, avec une légère réserve, que toutes les étoiles distinctement visibles du firmament, toutes les étoiles visibles à l’œil nu, ont le droit de s’en réclamer également.

Une idée bien fausse a été conçue relativement à la forme de la Galaxie, de laquelle il est dit, dans presque tous nos traités astronomiques, qu’elle ressemble à celle d’un Y capital. En réalité, le groupe en question a une certaine ressemblance générale, très-générale, avec la planète Saturne, enfermée dans son triple anneau. Au lieu du globe solide de cette planète, nous devons toutefois nous figurer une île stellaire ou collection lenticulaire d’étoiles ; notre Soleil étant placé excentriquement, près du bord de l’île, du côté qui est le plus rapproché de la constellation de la Croix et le plus éloigné de celle de Cassiopée. L’anneau qui l’entoure, dans la partie qui avoisine notre position, est marqué d’une entaille longitudinale qui, en effet, lui donne, aperçu de notre région, l’apparence vague d’un Y capital.

Cependant il ne faut pas que nous tombions dans cette erreur, de concevoir cette ceinture, peu définie d’ailleurs, comme tout à fait séparée, comparativement parlant, du groupe lenticulaire également indéfini qu’elle entoure ; et ainsi, pour rendre notre explication plus claire, nous pouvons dire de notre Soleil qu’il est positivement situé sur le point de l’Y où se rencontrent les trois lignes qui le composent, et, nous figurant cette lettre comme douée d’une certaine solidité, d’une certaine épaisseur, très-minime en comparaison de sa longueur, nous pouvons dire que notre position est dans le milieu de cette épaisseur. En nous figurant que nous sommes placés ainsi, nous n’éprouverons plus aucune peine à nous rendre compte des phénomènes en question, qui sont uniquement des phénomènes de perspective. Quand nous regardons en haut ou en bas, c’est-à-dire quand nous jetons les yeux dans le sens de l’épaisseur de la lettre, notre regard rencontre un moins grand nombre d’étoiles que lorsque nous jetons les jeux dans le sens de sa longueur, ou le long d’une des trois lignes qui la composent. Naturellement, les étoiles, dans le premier cas, apparaissent comme éparpillées, et, dans le second comme accumulées. Renversons, s’il vous plaît, l’explication : un habitant de la Terre qui regarde la Galaxie, comme nous disons ordinairement, la considère alors dans un des sens de sa longueur ; — il regarde le long des lignes de l’Y ; mais quand, regardant dans le Ciel général, il détourne ses yeux de la Galaxie, il la voit alors dans le sens de l’épaisseur de la lettre ; et c’est pour cela que les étoiles lui semblent clair-semées, quoique, en réalité, elles soient aussi rapprochées, en moyenne, que dans la partie massive du groupe. Il n’y a pas de considération qui soit mieux faite pour donner une idée de l’effrayante étendue de ce groupe.

Si, avec un télescope d’une profonde puissance, nous examinons soigneusement le firmament, nous découvrirons une ceinture de groupes, faite de ce que nous avons jusqu’à présent nommé des nébuleuses, — une bande, d’une largeur variable, s’étendant d’un horizon à l’autre, et coupant à angle droit la direction générale de la Voie Lactée. Cette bande est le dernier groupe de groupes. Cette ceinture est l’Univers. Notre Galaxie n’est qu’un des groupes, un des moindres peut-être, qui entrent dans la composition de cette suprême bande ou ceinture universelle. L’aspect de bande ou de ceinture, que prend à nos yeux ce groupe de groupes, n’est qu’un phénomène de perspective, analogue à celui qui nous fait aussi voir notre propre groupe grossièrement sphérique, la Galaxie, sous la forme d’une ceinture traversant les Cieux et coupant le groupe universel à angles droits. Naturellement la forme du groupe qui enferme tous les autres est, en général, celle de chaque groupe individuel qui y est contenu. De même que les étoiles clair-semées que nous voyons dans le Ciel général, quand nous détournons nos regards de la Galaxie, ne sont, en réalité, qu’une partie de la Galaxie elle-même, aussi intimement mêlées à elle qu’en aucun autre point où le télescope nous les montre à l’état le plus dense, — de même les nébuleuses éparpillées, que nous apercevons sur tous les points du firmament quand nous détournons nos yeux de la ceinture Universelle, doivent être considérées comme éparpillées seulement par la perspective et comme faisant partie intégrante de l’unique Sphère suprême et Universelle.

Il n’y a pas d’erreur astronomique plus insoutenable, et il n’y en a pas qui ait obtenu une plus opiniâtre adhésion que celle qui consiste à se figurer l’Univers sidéral comme absolument illimité. Il me semble que les raisons qui nous le font croire limité, telles que je les ai énoncées a priori, sont irréfutables ; mais, pour n’en plus parler, l’observation seule nous montre qu’il y a, dans de nombreuses directions autour de nous, si ce n’est dans toutes, une limite positive ; ou, tout au moins, elle ne nous fournit aucun motif pour penser autrement. Si la succession des étoiles était illimitée, l’arrière plan du ciel nous offrirait une luminosité uniforme, comme celle déployée par la Galaxie, puisqu’il n’y aurait absolument aucun point, dans tout cet arrière-plan, où n’existât une étoile. Donc, dans de telles conditions, la seule manière de rendre compte des vides que trouvent nos télescopes dans d’innombrables directions est de supposer cet arrière-plan invisible placé à une distance si prodigieuse qu’aucun rayon n’ait jamais pu parvenir jusqu’à nous. Qu’il en puisse être ainsi, qui oserait s’aviser de le nier ? Je maintiens simplement que nous n’avons pas même l’ombre d’une raison pour croire qu’il en est ainsi.

En parlant de la propension vulgaire à considérer tous les corps de la Terre comme tendant seulement vers le centre de la Terre, je faisais observer que « sauf certaines exceptions dont il serait fait mention plus tard, chaque corps de la Terre tendait, non-seulement vers le centre de la Terre, mais encore vers toute autre direction concevable. » Le mot exceptions avait trait à ces vides fréquents dans le Ciel, où l’examen le plus minutieux non-seulement ne découvre pas de corps stellaires, mais ne trouve même pas d’indices quelconques de leur existence. Là, des gouffres béants, plus noirs que l’Érèbe, nous apparaissent comme des échappées ouvertes, à travers les murs limitrophes de l’Univers Sidéral, sur l’Univers illimité du Vide. Or, tout corps existant sur la Terre est exposé, soit par son mouvement propre, soit par celui de la Terre, à traverser ou à longer un de ces vides ou abîmes cosmiques, et il est évident qu’en ce moment il cesse d’être attiré dans la direction du Vide et qu’il est conséquemment plus lourd qu’à aucune autre époque, soit avant, soit après. Indépendamment, toutefois, de la considération de ces vides, et ne nous occupant que de la distribution généralement inégale des étoiles, nous voyons que la tendance absolue des corps de la Terre vers le centre de la Terre est dans un état de variation perpétuelle.

Nous comprenons donc l’insulation de notre Univers. Nous percevons l’isolement de l’Univers, c’est-à-dire de tout ce que nos sens peuvent saisir. Nous savons qu’il existe un groupe de groupes, une agglomération autour de laquelle, de tous côtés, s’étend un incommensurable Espace désert fermé à toute perception humaine. Mais, parce que nous sommes obligés de nous arrêter sur les confins de cet Univers Sidéral, nos sens ne pouvant plus nous fournir de témoignage, est-il juste de conclure qu’en réalité il n’existe pas de point matériel au delà de celui qu’il nous a été permis d’atteindre ? Avons-nous, ou n’avons-nous pas le droit analogique d’inférer que cet Univers sensible, que ce groupe de groupes, n’est qu’un morceau d’une série de groupes de groupes, dont les autres nous restent invisibles à cause de la distance, — soit parce que la diffusion de leur lumière, avant qu’elle parvienne jusqu’à nous, est si excessive qu’elle ne peut produire sur notre rétine aucune impression lumineuse, soit parce qu’il n’existe aucune espèce d’émanation lumineuse dans ces mondes inexprimablement distants, ou enfin parce que l’intervalle qui nous en sépare est si vaste que, depuis des myriades d’années écoulées, leurs effluves électriques n’ont pas encore pu le franchir ?

Avons-nous quelques droits à faire de telles suppositions, avons-nous quelque motif pour accepter de telles visions ? Si nous avons ce droit à un degré quelconque, nous avons aussi le droit de leur donner une extension infinie.

Le cerveau humain a évidemment un penchant vers l’Infini et caresse volontiers ce fantôme d’idée. Il semble aspirer vers cette conception impossible avec une ferveur passionnée, avec l’espérance d’y croire intellectuellement aussitôt qu’il l’a conçue. Ce qui est général parmi toute la race humaine, aucun individu n’a sans doute le droit de le considérer comme anormal ; néanmoins, il peut exister une classe d’intelligences supérieures pour qui ce tour d’esprit populaire porte tout le caractère d’une monomanie.

Ma question, cependant, n’a pas encore trouvé sa réponse : — Avons-nous le droit de supposer, ou plutôt d’imaginer une succession interminable de groupes de groupes ou d’Univers plus ou moins semblables ?

Je réponds que le droit, dans un cas tel que celui-ci, dépend absolument de la hardiesse de l’imagination qui s’avise d’y prétendre. Qu’il me soit permis seulement de déclarer que je me sens, pour mon compte personnel, porté à imaginer (je n’ose pas me servir d’un terme plus affirmatif) qu’il existe réellement une succession illimitée d’Univers, plus ou moins semblables à celui dont nous avons connaissance, à celui-là seul dont nous aurons jamais connaissance, — du moins jusqu’au moment où notre Univers particulier rentrera dans l’Unité. Cependant, si de tels groupes de groupes existent, — et ils existent, — il est suffisamment clair que, n’ayant pas de participation dans notre origine, ils ne participent pas à nos lois. Ils ne nous attirent pas et nous ne les attirons pas. Leur matière, leur esprit ne sont pas les nôtres, ne sont pas ce qui agit, influe dans une partie quelconque de notre Univers. Ils ne pourraient impressionner ni nos sens ni nos âmes. Entre eux et nous, les considérant tous pour un moment collectivement, il n’y a pas d’influences communes. Chacun existe, à part et indépendant, dans le sein de son Dieu propre et particulier.


XII


Dans la conduite de ce Discours, je vise moins à l’ordre physique qu’au métaphysique. La clarté avec laquelle les phénomènes, même matériels, sont présentés à l’intelligence dépend très-peu, il y a longtemps que j’en ai acquis l’expérience, d’un arrangement purement naturel, et naît presque entièrement de l’arrangement moral. Si donc j’ai l’air de m’abandonner à des digressions et de sauter trop vite d’un point à un autre de mon sujet, qu’il me soit permis de dire qu’en faisant ainsi j’ai l’espoir de mieux conserver, sans la rompre, cette chaîne d’impressions graduées, par laquelle seule l’intelligence de l’Homme peut embrasser les grandeurs dont je parle et les comprendre dans leur majestueuse totalité.

Jusqu’à présent, notre attention s’est dirigée presque exclusivement vers un groupement général et relatif des corps stellaires dans l’espace. De spécification, nous n’en avons fait que très-peu ; et les quelques idées relatives à la quantité, c’est-à-dire au nombre, à la grandeur et à la distance, que nous avons émises, ont été amenées accessoirement et en manière de préparation pour des conceptions plus définitives. Essayons maintenant d’atteindre à ces dernières.

Notre système solaire, comme nous l’avons déjà dit, consiste principalement en un soleil et seize planètes au moins, auxquelles, très-probablement, s’ajoutent quelques autres, qui tournent autour de lui comme centre, accompagnées de dix-sept lunes connues et peut-être de quelques autres que nous ne connaissons pas encore. Ces divers corps ne sont pas de véritables sphères, mais des sphéroïdes aplatis, des sphères comprimées dans la région des pôles de l’axe imaginaire autour duquel elles tournent, l’aplatissement étant une conséquence de la rotation. Le Soleil n’est pas absolument le centre du système ; car le Soleil lui-même, avec toutes les planètes, roule autour d’un point de l’espace perpétuellement variable, qui est le centre général de gravité du système. Nous ne devons pas non plus considérer les lignes sur lesquelles se meuvent ces différents sphéroïdes, — les lunes autour des planètes, les planètes autour du Soleil, ou le Soleil autour du centre commun, — comme des cercles dans le sens exact du mot. Ce sont, en réalité, des ellipses, l’un des foyers étant le point autour duquel se fait la révolution. Une ellipse est une courbe retournant sur elle-même, qui a un de ses diamètres plus long que l’autre. Sur le diamètre le plus long sont deux points, également distants du milieu de la ligne, et, d’ailleurs, situés de telle façon que si, à partir de chacun d’eux, on tire une ligne droite vers un point quelconque de la courbe, la somme des deux lignes réunies sera égale au plus grand des diamètres. Concevons donc une ellipse de cette nature. À l’un des points en question, qui sont les foyers, fixons une orange. Par un fil élastique unissons cette orange à un pois, et plaçons ce dernier sur la circonférence de l’ellipse. Le fil élastique, naturellement, varie en longueur à mesure que nous faisons mouvoir le pois, et forme ce que nous appelons en géométrie un radius vector. Or, si l’orange est prise pour le Soleil et le pois pour une planète tournant autour de lui, la révolution devra se faire avec une vitesse variable plus ou moins grande, mais telle que le radius vector franchira des aires égales en temps égaux. La marche du pois sera donc ou, en d’autres termes, la marche de la planète est lente à proportion de son éloignement du Soleil, rapide à proportion de sa proximité. Ces planètes, en outre, se meuvent d’autant plus lentement qu’elles sont situées plus loin du Soleil ; les carrés de leurs périodes de révolution étant entre eux dans la même proportion que les cubes de leurs distances moyennes du Soleil.

On comprend que les lois terriblement complexes de révolution que nous décrivons ici ne règnent pas seulement dans notre système. Elles dominent partout où domine l’Attraction. Elles régissent l’Univers. Chaque point brillant du firmament est sans doute un Soleil lumineux, ressemblant au nôtre, au moins dans son caractère général, et accompagné d’une plus ou moins grande quantité de planètes plus ou moins grosses, dont la luminosité encore attardée ne peut pas se manifester à nous à une si grande distance, mais qui, néanmoins, roulent, escortées de leurs lunes, autour de leurs centres sidéraux, obéissant aux principes que nous avons constatés, obéissant aux trois lois absolues de révolution, aux trois immortelles lois devinées par l’esprit imaginatif de Kepler et subséquemment expliquées et démontrées par l’esprit patient et mathématique de Newton. Dans une certaine tribu de philosophes, qui font vanité de ne s’appuyer que sur les faits positifs, il est beaucoup trop à la mode de se moquer de toute spéculation et de la flétrir de la vague et élastique appellation d’œuvre conjecturale. La valeur de celui qui conjecture, tel est le point à examiner. En conjecturant de temps à autre avec Platon, nous dépenserons notre temps avec plus d’utilité qu’en écoutant une démonstration d’Alcmæon.

Dans maint ouvrage d’astronomie, je vois qu’il est nettement établi que les lois de Kepler sont la base du grand principe de la Gravitation. Cette idée a dû naître de ce fait, que la divination de ces lois par Kepler et sa démonstration postérieure de leur existence positive ont poussé Newton à les expliquer par l’hypothèse de la Gravitation et, finalement, à les démontrer à priori, comme conséquences nécessaires du principe hypothétique. Ainsi, bien loin d’être la base de la Gravitation, les lois de Kepler ont la Gravitation pour base, et il en est de même, d’ailleurs, de toutes les lois de l’Univers matériel qui ne se rapportent pas uniquement à la Répulsion.

La distance moyenne de la Terre à la Lune, c’est-à-dire la distance qui nous sépare du corps céleste le plus voisin de nous, est de 237,000 milles. Mercure, la planète la plus proche du Soleil, est éloignée de lui de 37 millions de milles. Vénus, qui vient après, tourne à une distance de 68 millions de milles ; la Terre, à son tour, à une distance de 95 millions ; Mars, à la distance de 144 millions. Puis viennent les huit Astéroïdes (Cérès, Junon, Vesta, Pallas, Astrée, Flore, Iris et Hébé), à une distance moyenne d’environ 250 millions. Puis nous trouvons Jupiter, distant de 490 millions ; puis Saturne, de 900 millions ; puis Uranus, de 1,900 millions ; finalement Neptune, récemment découvert et tournant à une distance de 2,800 millions. Laissant Neptune de côté, sur qui nous n’avons pas jusqu’à présent des documents très-exacts, et qui est peut-être une planète appartenant à un système d’Astéroïdes, on peut voir que, dans de certaines limites, il existe entre les planètes un ordre d’intervalles. Pour parler d’une manière approximative, nous pouvons dire que chaque planète est, relativement au Soleil, située à une distance double de celle qui la précède. L’ordre en question, que nous exposons ici, — la loi de Bode, — ne pourrait-il pas être déduit de l’examen de l’analogie existant, ainsi que je l’ai suggéré, entre la décharge solaire des anneaux et le mode de l’irradiation atomique ?

Quant aux nombres cités à la hâte dans cette table sommaire des distances, il y aurait folie à essayer de les comprendre, excepté au point de vue des faits arithmétiques abstraits. Ces nombres ne sont pas pratiquement appréciables. Ils ne comportent pas d’idées précises. J’ai dit que Neptune, la planète la plus éloignée, tournait autour du Soleil à une distance de 2,800 millions de milles. Jusqu’ici rien de mieux ; j’ai établi un fait mathématique ; et, sans comprendre ce fait le moins du monde, nous pouvons le poser pour nous en servir mathématiquement. Mais même en indiquant que la Lune tourne autour de la Terre à la distance comparativement mesquine de 257,000 milles, je n’ai nullement l’espérance de faire comprendre à qui que ce soit, — de lui faire apprécier, — de lui faire sentir à quelle distance la Lune se trouve positivement de la terre. 237,000 milles ! Parmi mes lecteurs, il y en a peut-être bien peu qui n’aient pas traversé l’Océan Atlantique ; et, cependant, combien d’entre eux ont une idée distincte même des 3,000 milles qui séparent les deux rivages ? Je doute, en vérité, qu’il existe un homme qui puisse faire entrer dans son cerveau la plus vague conception de l’intervalle compris entre une borne milliaire et sa plus proche voisine. Cependant, nous trouvons quelque facilité pour apprécier la distance en combinant l’idée de l’espace avec l’idée de vélocité qui la suit naturellement. Le son parcourt un espace de 1,100 pieds en une seconde. Or, s’il était possible à un habitant de la Terre de voir l’éclair d’un coup de canon tiré dans la Lune et d’en entendre la détonation, il lui faudrait attendre treize jours entiers, à partir du moment où il aurait aperçu le premier, pour recevoir un indice de la seconde.

Quelque faible que soit l’appréciation obtenue par ce moyen de la réelle distance de la Lune à la Terre, elle aura néanmoins cette utilité de nous faire mieux comprendre la folie de vouloir saisir par la pensée des distances telles que les 2,800 millions de milles qui séparent Neptune de notre Soleil ; ou même les 95 millions de milles compris entre le Soleil et la Terre que nous habitons. Un boulet de canon, se mouvant avec la rapidité la plus grande qui ait jamais été communiquée à un boulet, ne pourrait pas traverser ce dernier intervalle en moins de 20 ans ; pour le premier espace, il faudrait 590 ans.

Le diamètre réel de notre Lune est de 2,160 milles ; cependant, elle est un objet comparativement si petit qu’il faudrait environ cinquante globes semblables pour en composer un aussi gros que la Terre.

Le diamètre de notre propre globe est de 7,912 milles ; — mais de l’énonciation de ces nombres quelle idée positive prétendons-nous tirer ?

Si nous montons au sommet d’une montagne ordinaire et si nous regardons autour de nous, nous apercevons un paysage qui s’étend à 40 milles dans toutes les directions, formant un cercle de 250 milles de circonférence et enfermant un espace de 5,000 milles carrés. Mais comme les portions d’une semblable perspective ne se présentent nécessairement à notre vue que l’une après l’autre, nous n’en pouvons apprécier l’étendue que faiblement et partiellement ; cependant le panorama tout entier ne représente que la quarante millième partie de la surface de notre globe. Si à ce panorama succédait, au bout d’une heure, un autre panorama d’égale étendue ; à ce second, au bout d’une heure, un troisième ; à ce troisième, au bout d’une heure, un quatrième, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous les décors de la Terre fussent épuisés, et si nous étions invités à examiner ces divers panoramas pendant douze heures par jour, il ne nous faudrait pas moins de neuf ans et quarante-huit jours pour achever l’examen de la collection.

Mais si la simple surface de la Terre se refuse à l’étreinte de notre imagination, que penserons-nous de sa contenance évaluée par cubes ? Elle embrasse une masse de matière équivalente au moins à un poids de deux undécillions et deux cents nonillions de tonnes. Supposons cette masse à l’état de repos, et essayons de concevoir une force mécanique suffisante pour la mettre en mouvement ! La force de toutes les myriades d’êtres dont notre imagination peut peupler les mondes planétaires de notre système, la force physique combinée de tous ces êtres, même en les supposant plus puissants que l’homme, ne pourrait réussir à déplacer d’un seul pouce cette masse prodigieuse.

Que devons-nous donc penser de la force nécessaire, dans de semblables conditions, pour remuer la plus grosse de nos planètes, Jupiter ? Elle a un diamètre de 86,000 milles, et pourrait contenir dans sa périphérie plus de mille globes de la grandeur du nôtre. Cependant ce corps monstrueux vole positivement autour du Soleil avec une vitesse de 29,000 milles par heure, c’est-à-dire avec une rapidité quarante fois plus grande que celle d’un boulet de canon ! On ne peut même pas dire que l’idée d’un tel phénomène fait tressaillir l’esprit, elle l’épouvante, elle le paralyse. Nous avons plus d’une fois occupé notre imagination à nous peindre les facultés d’un ange. Figurons-nous, à une distance d’environ 100 milles de Jupiter, un pareil être, assistant ainsi, témoin oculaire très-rapproché, à la révolution annuelle de cette planète. Or, pouvons-nous, je le demande, nous faire une idée assez haute, assez immense de la puissance spirituelle de cet être idéal pour concevoir qu’à la vue de cette incommensurable masse, pirouettant juste sous ses yeux avec une vélocité tellement inexprimable, l’ange lui-même, si angélique qu’il soit, puisse ne pas être écrasé, anéanti ?

Ici, toutefois, il me paraît bon de faire observer qu’en réalité nous n’avons encore parlé que d’objets comparativement insignifiants. Notre Soleil, l’astre central et dirigeant du système auquel appartient Jupiter, est non-seulement plus gros que Jupiter, mais aussi beaucoup plus gros que toutes les planètes du système prises ensemble. Ce fait est vraiment une condition essentielle de la stabilité du système lui-même. Le diamètre de Jupiter est, avons-nous dit, de 86,000 milles ! Celui du Soleil est de 882,000 milles. Un habitant de ce dernier, parcourant 90 milles par jour, mettrait plus de quatre-vingts ans à faire le tour de sa plus grande circonférence. Il occupe un espace cubique de 681 septillions et 472 quintillions de milles. La Lune, ainsi qu’il a été établi, tourne autour de la Terre, à une distance de 237,000 milles, sur une orbite qui est conséquemment de près d’un million et demi de milles. Or, si le Soleil était placé sur la Terre, les deux centres coïncidant, le volume du Soleil s’étendrait, en tout sens, non-seulement jusqu’à l’orbite de la Lune, mais encore à une distance de 200,000 milles au delà.

Et ici, une fois encore, observons que nous n’avons, jusqu’à présent, parlé que de bagatelles. On a évalué la distance qui sépare Neptune du Soleil ; elle est de 2,800 millions de milles ; la circonférence de son orbite est donc de 17 trillions environ. Gardons d’oublier cela quand nous portons nos regards sur quelqu’une des étoiles les plus brillantes. Entre cette étoile et l’astre central de notre système, le Soleil, il y a un gouffre d’espace tel que, pour en donner l’idée, il faudrait la langue d’un archange. Donc, l’étoile que nous regardons est un être aussi séparé que possible de notre système, de notre Soleil, ou, si l’on veut, de notre étoile ; cependant, supposons-la un moment placée sur notre Soleil, le centre de l’une coïncidant avec celui de l’autre, de même que nous avons supposé le Soleil lui-même placé sur la Terre. Figurons-nous maintenant l’étoile particulière que nous avons choisie s’étendant, dans tous les sens, au delà de l’orbite de Mercure, — de Vénus, — de la Terre, — et puis au delà de l’orbite de Mars, — de Jupiter, — d’Uranus, jusqu’à ce que, finalement, notre imagination ait rempli le cercle de 17 trillions de milles de circonférence, que décrit dans sa révolution la planète de Leverrier. En admettant que nous soyons parvenus à concevoir tant d’énormité, nous n’aurions pas créé une idée extravagante. Nous avons les meilleures raisons pour croire qu’il y a bien des étoiles beaucoup plus grosses que celle que nous avons supposée. Je veux dire que pour une telle croyance nous possédons la meilleure base expérimentale ; et qu’en reportant notre regard vers la disposition atomique originelle, ayant pour but la diversité, que nous avons considérée comme étant une partie du plan divin dans la constitution de l’Univers, il nous deviendra facile de comprendre et d’admettre des disproportions, dans la grosseur des corps célestes, infiniment plus vastes qu’aucune de celles dont j’ai parlé jusqu’à présent. Naturellement nous devons nous attendre à trouver les corps les plus gros roulant à travers les vides les plus grands de l’Espace.

Je disais tout à l’heure que, pour nous donner une idée juste de l’intervalle qui sépare notre Soleil d’une quelconque des autres étoiles, il faudrait l’éloquence d’un archange. En parlant ainsi, je ne puis pas être accusé d’exagération ; car c’est la vérité pure qu’en de certains sujets il n’est pas possible d’exagérer. Mais tâchons de poser la matière plus distinctement sous les yeux de l’esprit.

D’abord nous pouvons atteindre une conception générale, relative, de l’intervalle en question, en le comparant avec les espaces interplanétaires connus. Supposons, par exemple, que la Terre qui est, en réalité, à 95 millions de milles du Soleil, ne soit distante de ce flambeau que d’un pied seulement ; Neptune se trouverait alors à une distance de quarante pieds ; et l’étoile Alpha Lyræ à une distance de cent cinquante-neuf au moins.

Or, je présume que peu de mes lecteurs ont remarqué, dans la conclusion de ma dernière phrase, quelque chose de spécialement inadmissible, de particulièrement faux. J’ai dit que la distance de la Terre au Soleil étant supposée d’un pied, la distance de Neptune serait de quarante pieds, et celle d’Alpha Lyræ de cent cinquante-neuf. La proportion entre un pied et cent cinquante-neuf a peut-être semblé suffisante pour donner une impression distincte de la proportion entre les deux distances, celle de la Terre au Soleil et celle d’Alpha Lyræ au même astre. Mais mon calcul, en réalité, aurait dû se formuler ainsi : En supposant que la distance de la Terre au Soleil soit d’un pied, la distance de Neptune serait de quarante pieds, et celle d’Alpha Lyræ de cent cinquante-neuf… milles ; c’est-à-dire que, dans mon premier calcul, je n’ai assigné à Alpha Lyræ que la cinq mille deux cent quatre-vingtième partie de la distance qui est la plus petite possible où cette étoile puisse être réellement située.

Poursuivons. — À quelque distance que soit une simple planète, cependant, quand nous l’examinons à travers un télescope, nous la voyons sous une certaine forme, nous la trouvons d’une certaine grosseur appréciable. Or, j’ai déjà dit quelques mots de la grosseur probable de plusieurs étoiles ; néanmoins, quand nous en examinons une quelconque, même à travers le télescope le plus puissant, elle se présente à nous sans aucune forme, et, conséquemment, sans aucune dimension. Nous la voyons comme un point, et rien de plus.

Maintenant, supposons que nous voyagions la nuit, sur une grande route. Dans un champ, d’un des côtés de la route, se trouve une file de vastes objets de toute dimension, d’arbres, par exemple, dont la figure se détache distinctement sur le fond du ciel. Cette ligne s’étend à angle droit de la route jusqu’à l’horizon. Or, à mesure que nous avançons le long de la route, nous voyons ces arbres changer leurs positions respectives relativement à un certain point fixe dans cette partie du firmament qui forme le fond du tableau. Supposons que ce point fixe, — suffisamment fixe pour notre démonstration, — soit la lune qui se lève. Nous voyons tout d’abord que, pendant que l’arbre le plus proche de nous change de position relativement à la lune, et si fortement qu’il a l’air de fuir derrière nous, l’arbre qui est à la distance extrême n’a pour ainsi dire pas bougé de la place qu’il occupe relativement au satellite. Nous continuons à observer que plus les objets sont éloignés de nous, moins ils s’éloignent de leur position, et réciproquement. Nous commençons alors, à notre insu, à apprécier la distance de chaque arbre par la plus ou moins grande altération de sa position relative. Finalement nous arrivons à comprendre comment on pourrait vérifier la distance positive d’un arbre quelconque de cette rangée en se servant de la quantité d’altération relative comme d’une base dans un simple problème géométrique. Or, cette altération relative est ce que nous appelons parallaxe ; et c’est par la parallaxe que nous calculons les distances des corps célestes. Appliquant le principe aux arbres en question, nous serions naturellement fort embarrassés pour calculer la distance d’un arbre, qui, si loin que nous nous avancions sur la route, ne nous donnerait aucune parallaxe. Ceci, dans l’exemple que nous avons supposé, est une chose impossible ; impossible simplement parce que toutes les distances sur notre Terre sont véritablement insignifiantes ; si nous les comparons avec les vastes quantités cosmiques, nous pouvons dire qu’elles se réduisent absolument à néant.

Or, supposons que l’étoile Alpha Lyræ soit juste au-dessus de nos têtes ; et imaginons qu’au lieu d’être sur la Terre, nous soyons placés à l’un des bouts d’une ligne droite s’étendant à travers l’espace jusqu’à une distance égale au diamètre de l’orbite de la Terre, c’est-à-dire une distance de cent quatre-vingt-dix millions de milles. Ayant observé, au moyen des instruments micrométriques les plus délicats, la position exacte de l’étoile, marchons le long de cette inconcevable route, jusqu’à ce que nous ayons atteint l’autre extrémité. Ici, examinons une seconde fois l’étoile. Elle est précisément où nous l’avons laissée. Nos instruments, si délicats qu’ils soient, nous affirment que sa position relative est absolument, identiquement la même qu’au commencement de notre incommensurable voyage. Nous n’avons trouvé aucune parallaxe, absolument aucune.

Le fait est que, relativement à la distance des étoiles fixes, d’un quelconque de ces innombrables soleils qui scintillent de l’autre côté de ce terrible abîme par lequel notre système est séparé des systèmes ses frères, dans le groupe auquel il appartient, la science astronomique jusqu’à ces derniers temps n’a pu parler qu’avec une certitude négative. Considérant les plus brillantes comme les plus rapprochées, nous pouvions seulement dire, même de celles-là, que la limite en dedans de laquelle elles ne peuvent pas être situées, est à une certaine distance incommensurable ; — à quelle distance au delà de cette limite sont-elles situées, nous n’avions jamais pu le calculer. Nous comprenions, par exemple, qu’Alpha Lyræ ne peut pas être à une distance moindre de dix-neuf quintillions et deux cents trillions de milles ; mais, de tout ce que nous savions et de tout ce que nous savons maintenant, nous pouvons induire qu’il est peut-être à la distance représentée par le carré, le cube, ou toute autre puissance du nombre précité. Cependant, au moyen d’observations singulièrement sagaces et minutieuses, continuées avec des instruments nouveaux pendant plusieurs laborieuses années, Bessel, qui est mort récemment, avait dans les derniers temps réussi à déterminer la distance de six ou sept étoiles ; entre autres celle qui est désignée par le chiffre 61 dans la constellation du Cygne. La distance calculée dans ce dernier cas est six cent soixante-dix mille fois plus grande que celle du Soleil ; laquelle, il est bon de le rappeler, est de quatre-vingt-quinze millions de milles. L’étoile 61 du Cygne est donc éloignée de nous de presque soixante-quatre quintillions de milles, ou de plus de trois fois la distance la plus petite possible attribuée à Alpha Lyræ.

Si nous essayons d’apprécier cette distance à l’aide de considérations tirées de la vitesse, comme nous avons fait pour apprécier la distance de la Lune, il nous faut perdre absolument de vue des vitesses aussi insignifiantes que celles du boulet de canon ou du son. La lumière, toutefois, suivant les derniers calculs de Struve, marche avec une vitesse de cent soixante-sept mille milles par seconde. La pensée elle-même ne pourrait pas franchir cet intervalle plus rapidement, en supposant que la pensée puisse même le parcourir. Or, malgré cette inconcevable vélocité, la lumière, pour venir de l’étoile 61 du Cygne jusqu’à nous, a besoin de plus de dix ans ; et conséquemment, si cette étoile était en ce moment effacée de l’Univers, elle continuerait encore pendant dix ans à briller pour nous et à verser à nos yeux sa gloire paradoxale.

Tout en gardant présente à l’esprit la conception, si faible qu’elle soit, que nous avons pu nous faire de l’intervalle qui sépare notre Soleil de l’étoile 61 du Cygne, souvenons-nous aussi que cet intervalle, quoique inexprimablement vaste, peut être considéré comme la simple distance moyenne entre les innombrables multitudes d’étoiles composant le groupe, ou nébuleuse, auquel appartient notre système, ainsi que l’étoile 61 du Cygne. En vérité, j’établis le calcul avec une grande modération ; nous avons d’excellentes raisons pour croire que l’étoile 61 du Cygne est l’une des étoiles les plus rapprochées, et pour en conclure que sa distance, relativement à nous, est moindre que la distance moyenne d’étoile à étoile dans le magnifique groupe de la Voie Lactée.

Et ici, une fois encore et définitivement, il me semble bon d’observer que jusqu’à présent nous n’avons parlé que de quantités insignifiantes. Cessons de nous émerveiller de l’espace qui sépare les étoiles dans notre propre groupe ou dans tout autre groupe particulier ; tournons plutôt nos pensées vers les espaces qui séparent les groupes eux-mêmes dans le groupe omnicompréhensif de l’Univers.

J’ai déjà dit que la lumière marche avec une vitesse de cent soixante-sept mille milles par seconde, c’est-à-dire de dix millions de milles par minute, ou d’environ six cent millions de milles par heure ; — et cependant il est des nébuleuses qui sont tellement éloignées de nous que la lumière de ces mystérieuses régions, quoique marchant avec une telle vélocité, ne peut pas arriver jusqu’ici en moins de trois millions d’années. Ce calcul, d’ailleurs, a été fait par Herschell l’aîné, et n’a trait qu’à ces groupes comparativement rapprochés qui se trouvaient à la portée de son propre télescope. Mais il y a des nébuleuses, qui, par le tube magique de lord Rosse, nous communiquent en cet instant même l’écho des secrets qui datent d’un million de siècles. En un mot les phénomènes que nous contemplons en ce moment, dans ces mondes lointains, sont les mêmes phénomènes qui intéressaient leurs habitants il y a dix fois cent mille siècles. Dans des intervalles, dans des distances, tels que cette suggestion en impose à notre âme, — plutôt qu’à notre esprit, — nous trouvons enfin une échelle convenable où toutes nos mesquines considérations antérieures de quantité peuvent figurer comme de simples degrés.


XIII


L’imagination ainsi pleine de distances cosmiques, profitons de l’occasion pour parler de la difficulté que nous avons si souvent éprouvée, quand nous poursuivions le chemin battu de la pensée astronomique, à rendre compte de ces vides incommensurables, — à expliquer pourquoi des gouffres, si totalement inoccupés et si inutiles en apparence, se sont produits entre les étoiles, — entre les groupes, — bref, à trouver une raison suffisante de l’échelle titanique, sur laquelle, quant à l’espace seulement, l’Univers paraît avoir été construit. J’affirme que l’Astronomie a fait visiblement défaut dans cette question et n’a pas su attribuer à ce phénomène une cause rationnelle ; — mais les considérations qui, dans cet Essai, nous ont conduit pas à pas, nous permettent de comprendre clairement et immédiatement que l’Espace et la Durée ne sont qu’un. Pour que l’Univers pût durer pendant une ère proportionnée à la grandeur de ses parties matérielles constitutives et à la haute majesté de ses destinées spirituelles, il était nécessaire que la diffusion atomique originelle se fit dans une étendue aussi prodigieusement vaste qu’elle pouvait l’être sans être infinie. Il fallait, en un mot, que les étoiles passassent de l’état de nébulosité invisible à l’état de solidité visible, et vieillissent en donnant successivement la naissance et la mort à des variétés inexprimablement nombreuses et complexes du développement de la vitalité ; — il fallait que les étoiles accomplissent tout cela, trouvassent le temps suffisant pour accomplir toutes ces intentions divines, durant la période dans laquelle toutes choses vont effectuant leur retour vers l’Unité avec une vélocité qui progresse en raison inverse des carrés des distances, au bout desquelles est placé l’inévitable But.

Grâce à toutes ces considérations, nous n’avons aucune peine à comprendre l’absolue exactitude de l’appropriation divine. La densité respective des étoiles augmente, naturellement, à mesure que leur condensation diminue : la condensation et l’hétérogénéité marchent de pair ; et par cette dernière, qui est l’indice de la première, nous pouvons estimer le développement vital et spirituel. Ainsi, par la densité des globes, nous obtenons la mesure dans laquelle leurs destinées sont remplies. À mesure qu’augmente la densité et que s’accomplissent les intentions divines, à mesure que diminue ce qui reste à accomplir, nous voyons augmenter, dans la même proportion, la vitesse qui précipite les choses vers la Fin. Et ainsi l’esprit philosophique comprendra sans peine que les intentions divines, dans la constitution des étoiles, avancent mathématiquement vers leur accomplissement ; — il comprendra plus encore ; il donnera à ce progrès une expression mathématique ; il affirmera que ce progrès est en proportion inverse des carrés des distances où toutes les choses créées se trouvent relativement à ce qui est à la fois le point de départ et le but de leur création.

Non-seulement cette appropriation de Dieu est mathématiquement exacte, mais il y a en elle une estampille divine, qui la distingue de tous les ouvrages de construction purement humaine. Je veux parler de la complète réciprocité d’appropriation. Ainsi dans les constructions humaines une cause particulière engendre un effet particulier ; une intention particulière amène un résultat particulier ; mais c’est tout ; nous ne voyons pas de réciprocité. L’effet ne réagit pas sur la cause ; l’intention ne change pas son rapport avec l’objet. Dans les combinaisons de Dieu, l’objet est tour à tour dessein ou objet, selon la façon dont il nous plaît de le regarder, et nous pouvons prendre en tout temps une cause pour un effet, et réciproquement, de sorte que nous ne pouvons jamais, d’une manière absolue, distinguer l’un de l’autre.

Prenons un exemple. Dans les climats polaires, la machine humaine, pour maintenir sa chaleur animale, et pour la combustion dans le système capillaire, réclame une abondante provision de nourriture fortement azotée, telle que l’huile de poisson. D’autre part, nous voyons que dans les climats polaires l’huile des nombreux phoques et baleines est presque la seule nourriture que la nature fournisse à l’homme. Et maintenant dirons-nous que l’huile est mise à la portée de l’homme parce qu’elle est impérieusement réclamée, ou dirons-nous qu’elle est la seule chose réclamée parce qu’elle est la seule qu’il puisse obtenir ? Il est impossible de décider la question. Il y a là une absolue réciprocité d’appropriation.

Le plaisir que nous tirons de toute manifestation du génie humain est en raison du plus ou moins de ressemblance avec cette espèce de réciprocité. Ainsi, dans la construction du plan d’une fiction littéraire, nous devrions nous efforcer d’arranger les incidents de telle façon qu’il fût impossible de déterminer si un quelconque d’entre eux dépend d’un autre quelconque ou lui sert d’appui. Prise dans ce sens, la perfection du plan est, dans la réalité, dans la pratique, impossible à atteindre, simplement parce que la construction dont il s’agit est l’œuvre d’une intelligence finie. Les plans de Dieu sont parfaits. L’Univers est un plan de Dieu.

Nous sommes maintenant arrivés à un point où l’intelligence est forcée de lutter contre sa propension à la déduction analogique, contre cette monomanie qui la poussa à vouloir saisir l’infini. Nous avons vu les lunes tourner autour des planètes ; les planètes autour des étoiles ; et l’instinct poétique de l’humanité, — son instinct de la symétrie, en tant que la symétrie ne soit qu’une symétrie de surface, — cet instinct, que l’Âme non-seulement de l’Homme mais de tous les êtres créés, a tiré au commencement de la base géométrique de l’irradiation universelle, — nous pousse à imaginer une extension sans fin de ce système de cycles. Fermant également nos yeux à la déduction et à l’induction, nous nous obstinons à concevoir une révolution de tous les corps qui composent la Galaxie autour de quelque globe gigantesque que nous intitulons pivot central du tout. On se figure chaque groupe, dans le grand groupe de groupes, pourvu et construit d’une manière similaire ; et en même temps, pour que l’analogie soit complète et ne fasse défaut en aucun point, on va jusqu’à concevoir tous ces groupes eux-mêmes comme tournant autour de quelque sphère encore plus auguste ; — cette dernière à son tour, avec tous les groupes qui lui forment une ceinture, on croit qu’elle n’est qu’un des membres d’une série encore plus magnifique d’agglomérations, évoluant autour d’un autre globe qui lui sert de centre, — quelque globe encore plus ineffablement sublime, quelque globe, disons mieux, d’une infinie sublimité, incessamment multipliée par l’infiniment sublime. Telles sont les conditions, continuées à perpétuité, que la tyrannie d’une fausse analogie impose à l’imagination et que la Raison est invitée à contempler, sans se montrer, s’il est possible, trop mécontente du tableau. Tel est, en général, le système d’interminables révolutions s’engendrant les unes les autres, que la Philosophie nous a habitués à comprendre et à expliquer, en s’y prenant du moins aussi adroitement qu’elle a pu. De temps à autre cependant, un véritable philosophe, dont la frénésie prend un tour très-déterminé, dont le génie, pour parler plus honnêtement, a, comme les blanchisseuses, l’habitude fortement prononcée de ne couler les choses qu’à la douzaine, nous fait voir le point précis, qui avait été perdu de vue, où s’arrête et où doit nécessairement s’arrêter cette série de révolutions.

Les rêveries de Fourier ne valent peut-être pas la peine que nous nous en moquions ; — mais on a beaucoup parlé, dans ces derniers temps, de l’hypothèse de Madler, — à savoir qu’il existe, au centre de la Galaxie, un globe prodigieux, autour duquel tournent tous les systèmes du groupe. La période de révolution pour notre propre système a même été évaluée à 117 millions d’années.

On a longtemps soupçonné que notre Soleil opérait un mouvement dans l’espace, indépendamment de sa rotation, et une révolution autour du centre de gravité du système. Ce mouvement, en admettant qu’il existe, devrait se manifester par la perspective. Les étoiles, dans cette partie du firmament que nous sommes censés avoir laissée derrière nous, devraient, pendant une longue série d’années, s’accumuler en foule ; celles comprises dans le côté opposé devraient avoir l’air de s’éparpiller. Or, par l’histoire de l’Astronomie, nous apprenons d’une manière vague que quelques-uns de ces phénomènes se sont manifestés. À ce sujet on a déclaré que notre système se mouvait vers un point du ciel diamétralement opposé à l’étoile Zêta Herculis ; — mais c’est là peut-être le maximum de ce que nous avons logiquement le droit de conclure en cette matière. Madler, néanmoins, est allé jusqu’à désigner une étoile particulière, — Alcyone, l’une des Pléiades, — comme marquant juste, ou à peu de chose près, le point autour duquel s’accomplirait une révolution générale.

Or, puisque c’est l’analogie qui nous a tout d’abord entraînés vers ces rêves, il est naturel et convenable de nous servir de la même analogie pour en poursuivre le développement ; et cette analogie qui nous a suggéré l’idée de révolution nous suggère en même temps l’idée d’un vaste globe central autour duquel elle devrait s’accomplir ; — jusque-là le raisonnement de l’astronome est logique. Dynamiquement, il faudrait toutefois que cet astre central fut plus gros que tous les astres réunis qui l’entourent. Or, ils sont au nombre de 100 millions environ. « Pourquoi donc, » a-t-on demandé très-naturellement, « ne voyons-nous pas ce vaste soleil central, au moins égal par sa masse à 100 millions de soleils semblables au nôtre ? Pourquoi ne le voyons-nous pas, nous particulièrement, qui occupons la région moyenne du groupe, — le lieu même près duquel, en tout cas, doit être situé cet astre incomparable ? » On répondit prestement : « Il faut qu’il soit non lumineux comme sont nos planètes. » Ici, pour s’accommoder au but, l’analogie se laissait torturer. On pouvait dire : « Nous savons qu’il existe positivement des soleils non lumineux, mais non pas dans de telles conditions. » Il est vrai que nous avons quelque raison d’en supposer de tels, mais nous n’avons certainement aucune raison pour supposer qu’il y a des soleils non lumineux entourés de soleils lumineux, ces derniers étant à leur tour environnés de planètes non lumineuses ; tout cela est précisément ce dont Madler est sommé de trouver l’analogue dans les cieux ; car il imagine tout cela justement à propos de la Galaxie. En admettant que la chose soit telle qu’il le dit, nous ne pouvons nous empêcher de penser combien cette question : « Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? » serait cruellement embarrassante pour les philosophes à priori.

Mais si, en dépit de l’analogie et de toute autre raison, nous reconnaissons la non-luminosité de ce grand astre central, nous pouvons toujours demander comment ce globe si énorme n’est pas rendu visible, grâce à cette effusion de lumière versée sur lui par les 100 millions de splendides soleils qui brillent dans tous les sens autour de lui. Devant cette embarrassante question, l’idée d’un soleil central positivement solide semble avoir été jusqu’à un certain point abandonnée ; et l’esprit spéculatif s’est contenté d’affirmer que les systèmes du groupe accomplissaient leurs révolutions autour d’un centre immatériel de gravité qui leur était commun à tous. Ici encore, l’analogie a fait fausse route, pour se prêter à une théorie. Les planètes de notre système tournent, il est vrai, autour d’un centre commun de gravité ; mais elles agissent ainsi conjointement avec un soleil matériel qui les entraîne, et dont la masse fait plus que contrebalancer le reste du système.

La circonférence mathématique est une courbe composée d’une infinité de lignes droites. Mais cette idée de la circonférence, idée qui, au point de vue de toute la géométrie ordinaire, n’en est que l’idée purement mathématique, mise en opposition de l’idée pratique, est aussi, en stricte réalité, la seule conception pratique que nous puissions façonner à notre usage pour l’intelligence de cette circonférence majestueuse à laquelle nous avons affaire, au moins en imagination, quand nous supposons notre système tournant autour d’un point situé au centre de la Galaxie. Que l’imagination la plus vigoureuse essaye seulement de faire un pas, un seul, vers la compréhension d’une courbe aussi inexprimable ! Sans commettre un paradoxe, on pourrait dire qu’un éclair même, qui suivrait éternellement la circonférence de cet inexprimable cercle, ne ferait que parcourir éternellement une ligne droite. Qu’en décrivant une telle orbite, notre Soleil pût selon une appréciation humaine, dévier de la ligne droite à un degré quelconque, si petit qu’on le suppose, c’est là une idée inadmissible ; cependant nous sommes priés de croire qu’une courbure est devenue apparente pendant la très-courte période de notre histoire astronomique, durant ce simple point, durant ce parfait néant de deux ou trois mille ans.

On pourrait dire que Madler a réellement vérifié une courbure dans le sens de la marche, maintenant bien tracée, de notre système à travers l’Espace. Admettant, s’il le faut, que ce fait soit réel, je maintiens qu’il n’y a dans ce cas, qu’un seul fait démontré, c’est la réalité d’une courbure. Pour l’entière vérification du fait, il faudrait des siècles, et quand même elle serait faite, elle ne servirait qu’à indiquer un rapport binaire ou tout autre rapport multiple quelconque entre notre Soleil et une ou plusieurs des étoiles les plus rapprochées. Quoi qu’il en soit, je ne hasarde rien en prédisant qu’après une période de plusieurs siècles, tous les efforts pour déterminer la marche de notre Soleil à travers l’Espace seront abandonnés comme vains et inutiles. Cela est facile à concevoir quand nous considérons l’infinité de perturbations que cette marche doit subir, par suite du changement perpétuel des rapports du Soleil avec les autres astres, pendant ce rapprochement simultané de tous vers le noyau de la Galaxie.

Mais, en examinant d’autres nébuleuses que la Voie Lactée, en considérant dans leur généralité les groupes dont est parsemé le firmament, trouvons-nous, oui ou non, une confirmation de l’hypothèse de Madler ? Nous ne la trouvons pas. Les formes des groupes sont excessivement variées quand on les regarde accidentellement ; mais par un examen plus minutieux, à travers de puissants télescopes, nous reconnaissons très-distinctement que la sphère est la forme dont ils se rapprochent le plus, — leur constitution étant en général en désaccord avec l’idée d’une révolution autour d’un centre commun.

« Il est difficile, dit sir John Herschell, — de former une conception quelconque de l’état dynamique de tels systèmes. D’un côté, sans un mouvement rotatoire et une force centrifuge, il est presque impossible de ne pas les considérer comme soumis à une condition de rapprochement progressif ; d’un autre côté, en admettant un tel mouvement et une telle force, nous ne trouvons pas moins difficile de concilier leurs formes avec la rotation de tout le système (il veut dire groupe) autour d’un seul axe, sans lequel une collision intérieure nous apparaît comme chose inévitable. »

Quelques observations sur les nébuleuses, récemment faites par le docteur Nichol, quoique faites à un point de vue cosmique absolument différent de tous ceux adoptés dans le présent Discours, s’appliquent d’une manière très-particulière au point qui est actuellement en question. Il dit :

« Quand nous dirigeons sur les nébuleuses nos plus grands télescopes, nous voyons que celles que nous avions d’abord considérées comme irrégulières ne le sont réellement pas ; elles se rapprochent plutôt de la forme d’un globe. Il y en a une qui semblait ovale ; mais le télescope de lord Rosse l’a transformée pour nous en un cercle… Or, il se présente une très-remarquable circonstance relativement à ces masses circulaires de nébuleuses qui semblent, par comparaison, douées de mouvement. Nous découvrons qu’elles ne sont pas absolument circulaires, mais que, bien au contraire, tout autour d’elles et de tous côtés, il y a des colonnes d’étoiles, qui semblent s’étendre au loin comme si elles se précipitaient vers une grande masse centrale en vertu de quelque énorme puissance.[10] »

Si j’avais à décrire, à ma guise, la condition actuelle nécessaire des nébuleuses, dans l’hypothèse, suggérée par moi, que toute matière s’achemine vers l’Unité originelle, je copierais simplement, et presque mot à mot, le langage qu’a employé le docteur Nichol sans soupçonner le moins du monde cette prodigieuse vérité, qui est la clef de tous les phénomènes relatifs aux nébuleuses.

Et qu’il me soit permis ici de fortifier ma position par le témoignage de quelqu’un qui est plus grand que Madler, — de quelqu’un pour qui toutes les données de Madler étaient depuis longtemps choses familières, soigneusement et entièrement examinées. Relativement aux calculs minutieux d’Argelander, lesquels forment la base de l’idée de Madler, Humboldt, dont la faculté généralisatrice n’a peut-être jamais été égalée, fait l’observation suivante :

« Quand nous considérons le mouvement propre, réel et non perspectif des étoiles, nous voyons plusieurs groupes marchant dans des directions opposées ; et les données que nous avons acquises jusqu’à présent ne nous forcent pas à imaginer que les systèmes composant la Voie Lactée, ou les groupes composant généralement l’Univers, tournent autour de quelque centre inconnu, lumineux ou non lumineux. Ce n’est que le désir propre à l’Homme de posséder une Cause Première fondamentale, qui persuade à son intelligence et à son imagination d’adopter une telle hypothèse. »

Le phénomène dont il est ici question, c’est-à-dire de plusieurs groupes se dirigeant dans des sens opposés, est tout à fait inexplicable dans l’hypothèse de Madler, mais surgit comme conséquence nécessaire de l’idée qui forme la base de ce Discours. En même temps que la direction purement générale de chaque atome, de chaque lune, planète, étoile ou groupe, serait, dans mon hypothèse, absolument rectiligne ; en même temps que la route générale suivie par tous les corps serait une ligne droite conduisant au centre de tout, il est clair que cette direction rectiligne serait composée de ce que nous pouvons appeler, sans exagération, une infinité de courbes particulières, résultat des différences continuelles de position relative parmi ces masses innombrables, à mesure que chacune progresse dans son pèlerinage vers l’Unité finale.

Je citais tout à l’heure le passage suivant de Sir John Herschell, appliqué aux groupes : « D’un côté, sans un mouvement rotatoire et une force centrifuge, il est presque impossible de ne pas les considérer comme soumis à une condition de rapprochement progressif. » Le fait est qu’en examinant les nébuleuses avec un télescope très-puissant, il est absolument impossible, quand une fois on a conçu cette idée de rapprochement, de ne pas ramasser de tous les côtés des témoignages qui la confirment. Il y a toujours un noyau apparent dans la direction duquel les étoiles semblent se précipiter, et ces noyaux ne peuvent pas être pris pour de purs phénomènes de perspective ; — les groupes sont réellement plus denses vers le centre, plus clairs vers les régions extrêmes. En un mot, nous voyons toutes choses comme nous les verrions si un rapprochement universel avait lieu ; mais, en général, je crois que s’il est naturel, quand nous examinons ces groupes, d’accueillir l’idée d’un mouvement orbitaire autour d’un centre, ce n’est qu’à la condition d’admettre l’existence possible, dans les domaines lointains de l’espace, de lois dynamiques qui nous seraient totalement inconnues.

De la part d’Herschell, il y a évidemment répugnance à supposer que les nébuleuses soient dans un état de rapprochement progressif. Mais si les faits, si même les apparences justifient cette supposition, pourquoi, demandera-t-on peut-être, répugne-t-il à l’admettre ? Simplement à cause d’un préjugé ; simplement parce que cette supposition contredit une idée préconçue et absolument sans base, — celle de l’étendue infinie et de l’éternelle stabilité de l’Univers.


XIV


Si les propositions de ce Discours sont logiquement déduites, cette condition de rapprochement progressif est précisément la seule dans laquelle nous puissions légitimement considérer toutes les choses de la création ; et je confesse ici, avec une parfaite humilité, que, pour ma part, il m’est impossible de comprendre comment toute autre interprétation de la condition actuelle des choses a jamais pu se glisser dans un cerveau humain. La tendance au rapprochement et l’attraction de la gravitation sont deux termes réciproquement convertibles. En nous servant de l’un ou de l’autre, nous voulons parler de la réaction de l’Acte primordial. Il ne fut jamais rien de si inutile que de supposer la Matière pénétrée d’une qualité indestructible faisant partie de son essence, — qualité ou instinct à jamais inséparable d’elle, principe inaliénable en vertu duquel chaque atome est perpétuellement poussé à rechercher l’atome son semblable. Jamais il n’y eut rien de moins nécessaire que d’adopter cette idée antiphilosophique. Allant au delà de la pensée vulgaire, il faut que nous comprenions, métaphysiquement, que le principe de la gravitation n’appartient à la matière que temporairement, pendant qu’elle est éparpillée ; — pendant qu’elle existe sous la forme de la Pluralité au lieu d’exister sous celle de l’Unité ; — lui appartient seulement en vertu de son état d’irradiation ; — appartient, en un mot, non pas à la matière elle-même le moins du monde, mais uniquement à la condition actuelle où elle se trouve. D’après cette idée, quand l’irradiation sera retournée vers sa source, — quand la réaction sera devenue complète, — le principe de la gravitation aura cessé d’exister. Et, en fait, bien que les astronomes ne soient jamais arrivés à l’idée que nous émettons ici, il semble toutefois qu’ils s’en soient rapprochés en affirmant que s’il n’y avait qu’un seul corps dans l’Univers, il serait impossible de comprendre comment le principe de la gravitation pourrait s’établir ; c’est-à-dire qu’en considérant la matière telle qu’elle se présente à leurs yeux, ils en tirent la conclusion à laquelle je suis arrivé par voie de déduction. Qu’une suggestion aussi féconde soit restée si longtemps sans porter ses fruits, c’est là un mystère que je ne saurais approfondir.

C’est peut-être, en grande partie, notre tendance naturelle vers l’idée de perpétuité, vers l’analogie, et plus particulièrement, dans le cas présent, vers la symétrie, qui nous a entraînés dans une fausse route. En réalité, le sentiment de la symétrie est un instinct qui repose sur une confiance presque aveugle. C’est l’essence poétique de l’Univers, de cet Univers qui, dans la perfection de sa symétrie, est simplement le plus sublime des poëmes. Or symétrie et consistance sont des termes réciproquement convertibles ; ainsi la Poésie et la Vérité ne font qu’un. Une chose est consistante en raison de sa vérité, — vraie en raison de sa consistance. Une parfaite consistance, je le répète, ne peut être qu’une absolue vérité. Nous admettrons donc que l’Homme ne peut pas rester longtemps dans l’erreur, ni se tromper de beaucoup, s’il se laisse guider par son instinct poétique, instinct de symétrie, et conséquemment véridique, comme je l’ai affirmé. Cependant il doit prendre garde qu’en poursuivant à l’étourdie une symétrie superficielle de formes et de mouvements, il ne perde de vue la réelle et essentielle symétrie des principes qui les déterminent et les gouvernent.

Que tous les corps stellaires doivent finalement se fondre en un seul, que toutes choses doivent enfin grossir la substance d’un prodigieux globe central déjà existant, — c’est là une idée qui, depuis quelque temps déjà, semble d’une manière vague, indéterminée, avoir pris possession de l’imagination humaine. De fait, cette idée appartient à la classe des choses excessivement évidentes. Elle naît instantanément de l’observation, même superficielle, des mouvements circulaires et en apparence giratoires ou tourbillonnants de ces portions de l’Univers qui, très-rapprochées de nous, s’offrent immédiatement à notre attention. Il n’existe peut-être pas un seul homme, d’une éducation ordinaire et d’une faculté de méditation moyenne, à qui, dans une certaine mesure, l’idée en question ne se soit présentée, comme spontanée, instinctive, et portant tout le caractère d’une conception profonde et originale. Toutefois, cette conception, si généralement répandue, n’est jamais née, à ma connaissance, du moins, d’une série de considérations abstraites. Au contraire, elle a toujours été suggérée, comme je l’ai dit, par les mouvements tourbillonnant autour des centres, et c’est dans le même ordre de faits, c’est-à-dire dans ces mêmes mouvements circulaires, que naturellement on a cherché une raison qui expliquât cette idée, une cause qui pût amener cette agglomération de tous les globes en un seul, lequel était déjà supposé existant.

Ainsi quand on proclama la diminution, progressive et régulière, observée dans l’orbite de la comète d’Encke, à chacune de ses révolutions autour de notre Soleil, les astronomes furent presque unanimes pour dire que la cause en question était trouvée, — qu’un principe était découvert, suffisant pour expliquer, physiquement, cette finale et universelle agglomération, à laquelle, déterminé par son instinct analogique, symétrique ou poétique, l’homme avait donné créance plus qu’à une simple hypothèse.

On affirma que cette cause, cette raison suffisante de l’agglomération finale, existait dans un agent intermédiaire, excessivement rare, mais cependant matériel, qui pénétrait tout l’espace ; lequel, en retardant la marche de la comète, affaiblissait perpétuellement sa force tangentielle et augmentait en même temps la force centripète, qui naturellement rapprochait davantage la comète à chaque révolution et devait finalement la précipiter sur le Soleil.

Tout cela était strictement logique, une fois qu’on avait admis ce médium ou cet éther ; mais il n’y avait aucune raison d’admettre l’éther, si ce n’est qu’on n’avait pu découvrir aucun autre moyen d’expliquer la diminution observée dans l’orbite de la comète ; — comme si de l’impossibilité de trouver un autre mode d’explication il s’ensuivait qu’il n’en existât réellement pas d’autre. Il est clair que d’innombrables causes combinées pouvaient amener la diminution de l’orbite, sans que nous pussions même en découvrir une seule. D’ailleurs, on n’avait jamais bien démontré pourquoi le retard occasionné par les bords extrêmes de l’atmosphère du Soleil, à travers lesquels la comète passe à son périhélie, ne suffit pas pour expliquer le phénomène. Que la comète d’Encke sera absorbée par le Soleil, c’est probable ; que toutes les comètes du système seront absorbées, c’est plus que possible ; mais, dans un tel cas, le principe de l’absorption doit être cherché dans l’excentricité de l’orbite des comètes et dans leur rapprochement extrême du Soleil à leur périhélie ; et ce n’est pas un principe qui puisse affecter les lourdes et solides sphères qui doivent être considérées comme les vrais matériaux constituants de l’Univers. Relativement aux comètes en général, permettez-moi de dire en passant que nous avons le droit de les considérer comme les éclairs du Ciel cosmique.

L’idée d’un éther ralentissant et servant à amener l’agglomération finale de toutes choses nous a semblé une seule fois confirmée par une diminution positive observée dans l’orbite de la lune. Si nous en référons aux éclipses enregistrées il y a –2,500 ans, nous voyons que la vélocité de la révolution du satellite était alors bien moindre qu’elle n’est aujourd’hui et que, en supposant que son mouvement dans son orbite soit en accord constant avec la loi de Kepler, et ait été alors, il y a 2,500 ans, soigneusement déterminé, elle est aujourd’hui, relativement à la position qu’elle devrait occuper, en avance de 9,000 milles environ. L’accroissement de vélocité prouvait, naturellement, une diminution de l’orbite, et les astronomes inclinaient fortement à croire à l’existence d’un éther, quand Lagrange vint à la rescousse. Il démontra que, grâce à la configuration des sphéroïdes, le petit axe de leur ellipse est sujet à varier de longueur, tandis que le grand axe reste le même, et que cette variation est continue et vibratoire, de sorte que chaque orbite est dans un état de transition, soit du cercle à l’ellipse, soit de l’ellipse au cercle. Le petit axe de la lune étant dans sa période de décroissance, l’orbite passe du cercle à l’ellipse et, conséquemment, décroît aussi ; mais, après une longue série de siècles, l’excentricité extrême sera atteinte ; alors le petit axe commencera à augmenter jusqu’à ce que l’orbite se transforme en un cercle : puis la période de raccourcissement aura lieu de nouveau, — et ainsi de suite à tour de rôle. Dans le cas de la Terre, l’orbite va se transformant d’ellipse en cercle. Les faits ainsi démontrés ont naturellement détruit la prétendue nécessité de supposer un éther et toute appréhension relative à l’instabilité du système, laquelle était attribuée à l’éther.

On se souvient que j’ai moi-même supposé quelque chose d’analogue et que nous pouvons appeler un éther. J’ai parlé d’une influence subtile accompagnant partout la matière, bien qu’elle ne se manifeste que par l’hétérogénéité de la matière. À cette influence, dont je ne veux ni ne puis en aucune façon définir la mystérieuse et terrible nature, j’ai attribué les phénomènes variés d’électricité, de chaleur, de magnétisme, et même de vitalité, de conscience, et de pensée, — en un mot, de spiritualité. On voit tout de suite que l’éther, compris de cette façon, est radicalement distinct de l’éther des astronomes ; le leur est matière et le mien ne l’est pas.

L’abolition de l’éther matériel semble impliquer aussi la disparition absolue de cette idée d’agglomération universelle, si longtemps préconçue par l’imagination poétique de l’humanité ; — agglomération à laquelle une sage Philosophie aurait pu légitimement prêter créance, au moins jusqu’à un certain point, si elle avait été préconçue uniquement par cette imagination poétique, sans aucune autre raison déterminante. Mais, jusqu’à présent, l’Astronomie et la Physique n’ont rien su trouver qui permette d’assigner une fin à l’Univers. Quand même on eût pu, par une cause aussi accessoire et indirecte que l’éther, démontrer cette fin, l’instinct qui révèle à l’Homme la Puissance Divine d’adaptation se serait révolté contre cette démonstration. Nous eussions été forcés de regarder l’Univers avec ce sentiment d’insatisfaction que nous éprouvons en contemplant un ouvrage d’art humain inutilement compliqué. La création nous aurait affectés comme un plan imparfait dans un roman, où le dénouement est gauchement amené par l’interposition d’incidents externes et étrangers au sujet principal, au lieu de jaillir du fond même du thème, — du cœur de l’idée dominante ; — au lieu de naître comme résultat de la proposition première, comme partie intégrante, inséparable et inévitable, de la conception fondamentale du livre.

On comprendra maintenant plus clairement ce que j’entends par symétrie purement superficielle. C’est simplement la séduction de cette symétrie qui nous a induits à accepter cette idée générale dont l’hypothèse de Madler n’est qu’une partie, — l’idée de l’attraction tourbillonnante des globes. Si nous écartons cette conception trop crûment physique, la véritable symétrie de principe nous fait voir la fin de toutes choses métaphysiquement impliquée dans l’idée d’un commencement, nous fait chercher et trouver dans cette origine de toutes choses les rudiments de cette fin, et enfin concevoir l’impiété qu’il y aurait à supposer que cette fin pût être amenée moins simplement, moins directement, moins clairement, moins artistiquement que par la réaction de l’Acte originel et créateur.


XV


Remontons donc vers une de nos suggestions antécédentes et concevons les systèmes, concevons chaque soleil, avec ses planètes-satellites, comme un simple atome titanique existant dans l’espace avec la même inclination vers l’Unité, qui caractérisait, au commencement, les véritables atomes après leur irradiation à travers la Sphère universelle. De même que ces atomes originels se précipitaient l’un vers l’autre selon des lignes généralement droites, de même nous pouvons concevoir comme généralement rectilignes les chemins qui conduisent les systèmes-atomes vers leurs centres respectifs d’aggrégation ; — et dans cette attraction directe, qui rassemble les systèmes en groupes, et dans celle, analogue et simultanée, qui rassemble les groupes eux-mêmes, à mesure que s’opère la consolidation, nous trouvons enfin le grand Maintenant, — le terrible Présent, — la condition actuellement existante de l’Univers.

Une analogie rationnelle peut nous aider à former une hypothèse relativement à l’Avenir, encore plus effrayant. L’équilibre entre les forces, centripète et centrifuge, de chaque système, étant nécessairement détruit quand il arrive à se rapprocher, jusqu’à un certain point, du noyau du groupe auquel il appartient, il en doit résulter, un jour, une précipitation chaotique, ou telle en apparence, des lunes sur les planètes, des planètes sur les soleils, et des soleils sur les noyaux ; et le résultat général de cette précipitation doit être l’agglomération des myriades d’étoiles, existant actuellement dans le firmament, en un nombre presque infiniment moindre de sphères presque infiniment plus vastes. En devenant immensément moins nombreux, les mondes de cette époque seront devenus immensément plus gros que ceux de la nôtre. Alors, parmi d’incommensurables abîmes, brilleront des soleils inimaginables. Mais tout cela ne sera qu’une magnificence climatérique présageant la grande Fin. La nouvelle genèse indiquée ne peut être qu’une des étapes vers cette Fin, un des ajournements encore nombreux. Par ce travail d’agglomération, les groupes eux-mêmes, avec une vitesse effroyablement croissante, se sont précipités vers leur centre général, — et bientôt, avec une vélocité mille fois plus grande, une vélocité électrique, proportionnée à leur grosseur matérielle et à la véhémence spirituelle de leur appétit pour l’Unité, les majestueux survivants de la race des Étoiles s’élancent enfin dans un commun embrassement. Nous touchons enfin à la catastrophe inévitable.

Mais cette catastrophe, quelle peut-elle être ? Nous avons vu s’accomplir la conglomération, la moisson des mondes. Désormais, devrons-nous considérer ce globe des globes, ce globe matériel unique, comme constituant et remplissant l’Univers ? Une telle idée serait en contradiction complète avec toutes les propositions émises dans ce Discours.

J’ai déjà parlé de cette absolue réciprocité d’adaptation qui est la grande caractéristique de l’Art divin, — qui est la Signature divine. Arrivé à ce point de nos réflexions, nous avons regardé l’influence électrique comme une force répulsive qui seule rendait la Matière capable d’exister dans cet état de diffusion nécessaire à l’accomplissement de ses destinées ; — là, en un mot, nous avons considéré l’influence en question comme instituée pour le salut de la Matière, pour sauvegarder les buts de toute matérialité. Réciproquement, il nous est permis de considérer la Matière comme créée seulement pour le salut de cette influence, uniquement pour sauvegarder le but et l’objet de cet Éther spirituel. Par le moyen, par l’intermédiaire, par l’agence de la Matière, et par la force de son hétérogénéité, cet Éther a pu se manifester, — l’Esprit a été individualisé. C’est uniquement dans le développement de cet Éther, par l’hétérogénéité, que des masses particulières de Matière sont devenues animées, sensibles, et en proportion de leur hétérogénéité ; quelques-unes atteignant un degré de sensibilité qui implique ce que nous appelons Pensée, et montant ainsi jusqu’à l’Intelligence Consciente.

À ce point de vue, nous pouvons regarder la Matière comme un Moyen, et non comme une Fin. Son utilité et son but étaient compris dans sa diffusion, et, avec le retour vers l’Unité, sa destinée est accomplie. Ce globe des globes absolument consolidé serait sans but et sans objet ; conséquemment il ne pourrait continuer à exister un seul instant. La Matière, créée dans un but, ne peut incontestablement, ce but étant rempli, être plus longtemps Matière. Efforçons-nous de comprendre qu’elle aspire à disparaître, et que Dieu seul doit rester tout entier, unique et complet.

Chaque œuvre née de la conception Divine doit coexister et coexpirer avec le but qui lui est assigné ; cela me semble évident, et je ne doute pas que la plupart de mes lecteurs, en voyant l’inutilité de ce dernier globe de globes, acceptent ma conclusion : « Donc, il ne peut pas continuer d’exister. » Cependant, comme l’idée saisissante de sa disparition instantanée est de nature à ne pas être agréée facilement, présentée d’une manière aussi radicalement abstraite, par l’esprit même le plus vigoureux, appliquons-nous à la considérer d’un autre point de vue un peu plus ordinaire ; — examinons comment elle peut être entièrement et magnifiquement corroborée par une considération à posteriori de la Matière, telle que nous la voyons actuellement.

J’ai déjà dit que « l’Attraction et la Répulsion étant incontestablement les seules propriétés par lesquelles la Matière se manifeste à l’Esprit, nous avons le droit de supposer que la Matière n’existe que comme Attraction et Répulsion ; — en d’autres termes, que l’Attraction et la Répulsion sont Matière ; puisqu’il n’existe pas de cas où nous ne puissions employer, ou le terme Matière, ou, ensemble, les termes Attraction et Répulsion, comme expressions de logique équivalentes et conséquemment convertibles. »

Or, la définition même de l’Attraction implique la particularité, — l’existence de parties, de particules, d’atomes ; car nous la définissons ainsi : tendance de chaque atome vers chaque autre atome, selon une certaine loi. Évidemment, là où il n’y a pas de parties, là est l’absolue Unité ; là où la tendance vers l’Unité est satisfaite, il ne peut plus exister d’Attraction ; — ceci a été parfaitement démontré, et toute la Philosophie l’admet. Donc, quand, son but accompli, la Matière sera revenue à sa condition première d’Unité, — condition qui présuppose l’expulsion de l’Éther séparatif, dont la fonction consiste simplement à maintenir les atomes à part les uns des autres jusqu’au grand jour où, cet éther n’étant plus nécessaire, la pression victorieuse de la collective et finale Attraction viendra prédominer dans la mesure voulue pour l’expulser ; — quand, dis-je, la Matière, excluant l’Éther, sera retournée à l’Unité absolue, la Matière (pour parler d’une manière paradoxale) existera alors sans Attraction et sans Répulsion ; en d’autres termes, la Matière sans la Matière, ou l’absence de Matière. En plongeant dans l’Unité, elle plongera en même temps dans ce Non-Être, qui, pour toute Perception Finie, doit être identique à l’Unité, — dans ce Néant Matériel du fond duquel nous savons qu’elle a été évoquée, — avec lequel seul elle a été créée par la Volition de Dieu.

Je répète donc : Efforçons-nous de comprendre que ce dernier globe, fait de tous les globes, disparaîtra instantanément, et que Dieu seul restera, tout entier, suprême résidu des choses.


XVI


Mais devons-nous nous arrêter ici ? Non pas. De cette universelle agglomération et de cette dissolution peut résulter, nous le concevons aisément, une nouvelle série, toute différente peut-être, de conditions, — une autre création, — une autre irradiation retournant aussi sur elle-même, — une autre action, avec réaction, de la Volonté Divine. Soumettons notre imagination à la loi suprême, à la loi des lois, la loi de périodicité ; et nous sommes plus qu’autorisés à accepter cette croyance, disons plus, à nous complaire dans cette espérance, que les phénomènes progressifs que nous avons osé contempler seront renouvelés encore, encore, et éternellement ; qu’un nouvel Univers fera explosion dans l’existence, et s’abîmera à son tour dans le non-être, à chaque soupir du Cœur de la Divinité.

Et maintenant, ce Cœur Divin, — quel est-il ? C’est notre propre cœur.

Que l’irrévérence apparente de cette idée n’effarouche pas nos âmes et ne les détourne pas du froid exercice de la conscience, — de cette profonde tranquillité dans l’analyse de soi-même, — par lesquels seulement nous pouvons espérer d’arriver jusqu’à la plus sublime des vérités, et la contempler à loisir, face à face.

Les phénomènes dont dépendent, à partir de ce point, nos conclusions, sont des ombres purement spirituelles, mais qui n’en sont pas moins entièrement substantielles.

Nous marchons, à travers les destinées de notre existence mondaine, environnés de Souvenirs, obscurcis mais toujours présents, d’une Destinée plus vaste, — qui remonte loin, bien loin dans le passé, et qui est infiniment imposante.

La Jeunesse que nous vivons est particulièrement hantée par de tels rêves, — que cependant nous ne prenons jamais pour des rêves. Nous les reconnaissons comme Souvenirs. Pendant notre jeunesse, nous faisons trop clairement la distinction pour nous méprendre un seul instant.

Tant que dure cette Jeunesse, ce sentiment de notre existence personnelle est le plus naturel de tous les sentiments. Nous le sentons très-pleinement, entièrement. Qu’il y ait eu une époque où nous n’existions pas, — ou qu’il puisse se faire que nous n’ayons jamais existé, ce sont là des considérations que, pendant cette jeunesse, nous ne comprenons que très-difficilement. Pourquoi nous pouvions ne pas exister, c’est là, jusqu’à l’époque de notre Virilité, de toutes les questions, celle à laquelle il nous serait le plus impossible de répondre. L’existence, l’existence personnelle, l’existence de tout Temps et pour toute l’Éternité, nous semble, jusqu’à l’époque de notre Virilité, une condition normale et incontestable ; — cela nous semble, parce que cela est.

Mais vient une période pendant laquelle la Raison conventionnelle du monde nous éveille pour l’erreur et nous arrache à la vérité de nos rêves. Le Doute, la Surprise et l’incompréhensibilité arrivent au même moment. Ils disent : « Vous vivez, et il fut un temps où vous ne viviez pas. Vous avez été créé. Il existe une Intelligence plus grande que la vôtre, et c’est seulement grâce à cette Intelligence que vous vivez tant soit peu. » Nous nous efforçons de comprendre ces choses et nous ne le pouvons pas ; — nous ne le pouvons pas, parce que ces choses, n’étant pas vraies, sont nécessairement incompréhensibles.

Il n’existe pas un être pensant, qui, à un certain point lumineux de sa vie intellectuelle, ne se soit senti perdu dans un chaos de vains efforts pour comprendre ou pour croire qu’il existe quelque chose de plus grand que son âme personnelle. L’absolue impossibilité pour une âme de se sentir inférieure à une autre ; l’intense, l’insupportable malaise et la rébellion qui sont le résultat d’une pareille idée, et puis les irrépressibles aspirations vers la perfection, ne sont que les efforts spirituels, coïncidant avec les matériels, pour retourner à l’Unité primitive, — et constituent, pour mon esprit du moins, une espèce de preuve, dépassant de beaucoup ce que l’Homme appelle une démonstration, qu’il n’y a pas d’âme inférieure à une autre, — que rien n’est et ne peut être supérieur à une âme quelconque, — que chaque âme est, partiellement, son propre Dieu, son propre Créateur ; — en un mot, que Dieu, le Dieu matériel et spirituel, n’existe maintenant que dans la Matière diffuse et l’Esprit diffus de l’Univers ; et que la concentration de cette Matière et de cet Esprit pourra seule reconstituer le Dieu purement Spirituel et Individuel.

De ce point de vue, et de celui-là seulement, il nous est donné de comprendre les énigmes de l’Injustice Divine, — de l’Inexorable Destin. De ce point de vue seul, l’existence du Mal devient intelligible, mais de ce point de vue, il devient mieux qu’intelligible, il devient tolérable. Nos âmes ne peuvent plus se révolter contre une Douleur que nous nous sommes imposée nous-mêmes, pour l’accomplissement de nos propres desseins, — dans le but, quelquefois futile, d’agrandir le cercle de notre propre Joie.

J’ai parlé de Souvenirs qui nous hantaient pendant notre jeunesse. Ils nous poursuivent quelquefois même dans notre Virilité ; — ils prennent graduellement des formes de moins en moins vagues ; — de temps à autre ils nous parlent à voix basse, et disent :

« Il fut une époque dans la Nuit du Temps, où existait un Être éternel, — composé d’un nombre absolument infini d’Êtres semblables qui peuplent l’infini domaine de l’espace infini. Il n’était pas et il n’est pas au pouvoir de cet Être, — pas plus qu’en ton pouvoir propre, — d’étendre et d’accroître, d’une quantité positive, la joie de son Existence ; mais, de même qu’il est en ta puissance d’étendre ou de concentrer tes plaisirs (la somme absolue de bonheur restant toujours la même), ainsi une faculté analogue a appartenu et appartient à cet Être Divin, qui ainsi passe son Éternité dans une perpétuelle alternation du Moi concentré à une Diffusion presque infinie de Soi-même. Ce que tu appelles l’Univers n’est que l’expansion présente de son existence. Il sent maintenant sa propre vie par une infinité de plaisirs imparfaits, — les plaisirs partiels et entremêlés de peine de ces êtres prodigieusement nombreux que tu nommes ses créatures, mais qui ne sont réellement que d’innombrables individualisations de Lui-même. Toutes ces créatures, toutes, celles que tu déclares sensibles, aussi bien que celles dont tu nies la vie pour la simple raison que tu ne surprends pas cette vie dans ses opérations, — toutes ces créatures ont, à un degré plus ou moins vif, la faculté d’éprouver le plaisir ou la peine ; — mais la somme générale de leurs sensations est juste le total du Bonheur qui appartient de droit à l’Être Divin quand il est concentré en Lui-même. Toutes ces créatures sont aussi des Intelligences plus ou moins conscientes ; conscientes, d’abord, de leur propre identité ; conscientes ensuite, par faibles éclairs, de leur identité avec l’Être Divin dont nous parlons, — de leur identité avec Dieu. De ces deux espèces de consciences, suppose que la première s’affaiblisse graduellement, et que la seconde se fortifie, pendant la longue succession des siècles qui doivent s’écouler avant que ces myriades d’Intelligences individuelles s’effacent et se confondent, — en même temps que les brillantes étoiles, — en Une seule suprême. Imagine que le sens de l’identité individuelle se noie peu à peu dans la conscience générale, — que l’Homme, par exemple, cessant, par gradations imperceptibles, de se sentir Homme, atteigne à la longue cette triomphante et imposante époque où il reconnaîtra dans sa propre existence celle de Jéhovah. En même temps, souviens-toi que tout est Vie, — que tout est la Vie, — la Vie dans la Vie, — la moindre dans la plus grande, et toutes dans l’Esprit de Dieu. »


fin


NOTE DU TRADUCTEUR


Les dernières pages du livre indiquent au lecteur le sens qu’il doit attribuer au mot Vie Éternelle, qui est employé dans les dernières lignes de la préface.

Le mot est pris dans un sens panthéistique, et non pas dans le sens religieux qu’il comporte généralement. La Vie Éternelle signifie donc ici : la série indéterminée des existences de Dieu, soit à l’état de concentration, soit à l’état de dissémination.



  1. Cant.
  2. Pourceau.
  3. Aries, Ram, bélier.
  4. Double assassinat dans la rue Morgue, — Histoires extraordinaires.
  5. Une sphère est nécessairement limitée ; mais je préfère la tautologie au danger de n’être pas compris. — E. P.
  6. Laplace a supposé sa nébulosité hétérogène, simplement parce que cela lui permettait d’expliquer le morcellement des anneaux ; car si la nébulosité avait été homogène, ils ne se seraient pas brisés. J’arrive au même résultat (hétérogénéité des masses secondaires résultant immédiatement des atomes) simplement par une considération a priori de leur but général, qui est le Relatif. — E. P.
  7. Je suis prêt à démontrer que la révolution anormale des satellites d’Uranus est simplement une anomalie perspective provenant de l’inclinaison de l’axe de la planète. — E. P.
  8. Tableau de l’Architecture des Cieux. — Une lettre attribuée au docteur Nichol, écrivant à un ami d’Amérique, a fait le tour de nos journaux, il y a environ deux ans, qui admettait la nécessité à laquelle je fais allusion. Dans une lecture postérieure, M. Nichol semble toutefois avoir triomphé en quelque sorte de la nécessité, et ne renonce pas absolument à la théorie, bien qu’il ait l’air de s’en moquer un peu comme d’une pure hypothèse. Avant les expériences de Maskelyne, qu’était donc la Loi de Gravitation ? Une hypothèse. Et qui mettait en question cette loi, même alors ?
  9. Il n’est pas impossible que quelque perfectionnement imprévu d’optique nous révèle, parmi les innombrables variétés de systèmes, un soleil lumineux, entouré d’anneaux lumineux et non lumineux, en dedans, en dehors desquels, et entre lesquels roulent des planètes lumineuses et non lumineuses, accompagnées de lunes ayant leurs lunes, et mêmes ces dernières possédant également leurs lunes particulières.
  10. On doit comprendre que ce que je nie spécialement dans l’hypothèse de Madler, c’est la partie qui concerne le mouvement circulaire. S’il n’existe pas maintenant dans notre groupe un grand globe central, naturellement il en existera un plus tard. Dans quelque temps qu’il existe, il sera simplement le noyau de la consolidation.